Article de presse: Zhu Rongji, "soldat d'Etat" contre les grands ducs
Publié le 17/01/2022
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16-17 mars 1998 - Il y a un vrai "phénomène" Zhu Rongji. Encensé ou redouté, voire haï par les féodaux qu'il menace, le nouveau premier ministre chinois est de l'étoffe des grands commis de l'Etat dont la Chine a jusque-là cruellement manqué. A l'âge de soixante-neuf ans, ce technocrate aux idées larges et aux gestes tranchants n'est l'homme d'aucun clan, même s'il doit son irrésistible ascension au parrainage initial de Deng Xiaoping. S'il laisse une trace dans l'histoire, ce sera d'abord comme artisan de l'amorce d'une réhabilitation de l'Etat dans une société jusqu'alors phagocytée par le Parti communiste.
Le "phénomène" est suffisamment inédit en Chine pour qu'il se prête à de multiples malentendus, y compris à l'étranger, où on le "chouchoute". Les colloques de Hongkong ou de Davos l'acclament. On apprécie cet esprit délié plaisantant en anglais, se frottant aux gourous de l'école de Chicago, qui a envoyé ses deux enfants étudier aux Etats-Unis et au Canada. Au coeur de la grisaille de la hiérarchie chinoise, il détonne.
Mais gare aux clichés ! On se tromperait lourdement en voyant en lui un fou du marché ou un adepte du nouvel âge capitaliste. S'il dédaigne la bureaucratie, qu'il veut dégraisser, il prise la technostructure, qu'il veut muscler.
Formé à l'école du Plan, il en a conservé le goût de l'ordre et de l'encadrement. Rationaliste, il se méfie du lyrisme débridé du type Grand Bond en avant, qu'il s'agisse des lubies passées de Mao ou de celles de certains dirigeants locaux actuels cédant volontiers aux sirènes de la spéculation. Son propos est de canaliser et non d'émanciper les forces du marché qui s'ébrouent aujourd'hui en Chine.
Dénoncé comme "droitier"
C'est cette vision assez orthodoxe de l'économie qui lui a valu les premiers ennuis de sa carrière. Né le 1er octobre 1928, à Changsha, la capitale du Hunan province natale de Mao, Zhu a fait ses études d'ingénieur électricien dans la prestigieuse université pékinoise Qinghua. Diplômé en 1951, il perce rapidement au sein de la commission d'Etat au Plan. Lorsque Mao déclenche, en 1957, la campagne des Cent Fleurs, il sort du bois pour critiquer les objectifs irréalistes du Plan. Le retour de bâton est douloureux. Dénoncé comme "droitier", il est exilé quatre ans durant dans une ferme de la campagne profonde.
Au début des années 60, il réintègre sa maison-mère du Plan, mais la révolution culturelle, qui éclate à partir de 1966, le happe une nouvelle fois dans le tourbillon des purges. Il passera cinq ans dans une école rurale du Nord-Est à laver les toilettes, nourrir les cochons et cuisiner à la cantine. Introverti, il se mêle peu à ses compagnons d'infortune. Il préfère consumer ses soirées à écouter, seul, les programmes radio en anglais.
Réhabilité lors du retour aux affaires de Deng Xiaoping, M. Zhu revient sans difficultés aux premières loges de l'administration. Son expertise fait merveille. Il chemine jusqu'à la vice-présidence de la commission d'Etat au Plan. Mais sa carrière bascule vraiment en 1987, quand M. Deng le propulse à la tête de la municipalité de Shanghaï pour réveiller la cité engourdie par quatre décennies de brimades de Pékin.
Le résultat est si spectaculaire que le patriarche, impatient de sortir de la glaciation qui suit le massacre de Tiananmen (juin 1989), le nomme vice-premier ministre en 1991. Il s'imposera vite comme le vrai patron de l'économie. Allergique à la surchauffe attisée par la relance désordonnée des réformes en 1992, M. Zhu sera l'homme du grand refroidissement. Le pilotage de ce fameux "atterrissage en douceur" lui vaudra bien des louanges à l'étranger, où l'on croyait l'économie chinoise hors contrôle, ainsi que l'estime de la population, soulagée du virus inflationniste. Mais M. Zhu s'attire aussi de solides inimitiés, notamment des dirigeants d'entreprises d'Etat qu'il sèvre de la manne des crédits faciles. Les barons des provinces côtières n'apprécient pas davantage son centralisme autoritaire.
Un tel parcours fait de lui un pragmatique éclairé ou un féru d'efficacité gestionnaire, mais pas forcément un libéral en économie. On l'a bien vu dans le débat sur la réforme des entreprises d'Etat, où il a dû rappeler à l'ordre les tenants d'une accélération brutale des privatisations. S'il est favorable à une restructuration de ces mastodontes surendettés, via des faillites et des fusions, il n'est pas pour autant un partisan inconditionnel d'une ouverture du capital. Il tend à penser que les difficultés du secteur sont moins dues au régime de propriété lui-même qu'à l'incompétence des hiérarques.
Il y a du jacobin chez M. Zhu. Il aime à endosser la tunique du soldat de l'Etat ferraillant contre les grands ducs. Cela fera-t-il de lui l'homme de la réforme politique, ce chantier inachevé qui a déjà englouti dans ses fosses les ingénieurs les mieux inspirés ? Il serait assurément très risqué d'attendre de sa seule nomination des miracles en matière de démocratisation. Mais on peut à tout le moins escompter des initiatives sur le terrain de l'Etat de droit. Ce combat-là l'intéresse. Il l'a montré à Shanghai en traquant sans merci les apparatchiks corrompus.
Fera-t-il preuve de la même audace sur l'autre dossier politique qui l'attend : le débat autour d'une révision du jugement officiel sur le mouvement démocratique de 1989, toujours considéré comme "contre-révolutionnaire" par le régime ? A l'époque maire de Shanghai, M. Zhu s'était acquis le respect des étudiants en multipliant les prévenances pour éviter le drame. Au lendemain du massacre de Pékin, une phrase délibérément ambiguë "La vérité finit toujours pas sortir" lui avait valu la haine des conservateurs de l'appareil. Certains d'entre eux, notamment son prédécesseur Li Peng, aujourd'hui président de l'Assemblée nationale populaire, sont toujours là et veillent au grain. Lui laisseront-ils les mains libres ? On a toutes les raisons d'être sceptiques.
FREDERIC BOBIN
Le Monde du 18 mars 1998
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