Article de presse: Une république libertaire
Publié le 17/01/2022
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13 mai 1968 - La Sorbonne s'est libérée des cuistres pour subir les badauds. Mais les badauds seront moins patients que les cuistres. Et bientôt lassés de visiter cet îlot du " tiers-monde " au coeur d'un Etat réputé " opulent ", ils laisseront enfin les insurgés de la rue des Ecoles à leur tâche, qui consiste à faire de ce musée un atelier et à transformer les guides en interlocuteurs.
Déjà l'évolution s'amorce. Après huit journées vouées à la kermesse idéologique, à la foire aux slogans, à une fulgurante explosion de défoulement collectif, on voit un peu partout le travail s'amorcer, les meetings s'espacer pour faire place aux commissions.
En fait, la Sorbonne d'aujourd'hui, c'est deux corps bien distincts : le rez-de-chaussée reste voué à la foire culturelle et s'ouvre à tous vents. On y vient pour le spectacle, on y retrouve les amis, on s'y offre la satisfaction raffinée de voir le trotskisme coexister pacifiquement avec le marxisme officiel, et un Victor Hugo de pierre brandir le petit livre rouge. C'est beaucoup mieux qu'il y a trois semaines, mais il y traîne quelque chose de fébrile et d'exalté qui fait luire un éclair de jubilation dans le regard des observateurs malveillants.
Un triple projet
Mais il y a ce qui se passe dans " les étages ", qui est beaucoup moins pittoresque et beaucoup plus significatif. Là, les portes s'ouvrent moins largement et les barricades ont beau n'être plus faites de pavés, elles écartent les importuns et les badauds. C'est là que siègent les comités d'action, dont on ne jugerait pas qu'ils sont tous des creusets d'idées neuves, mais où l'on travaille avec un acharnement et une minutie qui font taire les sarcasmes. On peut sourire de tel sigle, de tel slogan : non de ce qui se prépare à l'enseigne du CLIF, du CAL ou du CART.
Un triple projet tente, de haut en bas de la grande maison, de prendre corps : une libération culturelle, une réforme universitaire, une stratégie révolutionnaire. Il est possible que le troisième objectif soit dissocié tôt ou tard des deux autres. Mais on ne saurait rendre compte de ce qui se passe aujourd'hui rue des Ecoles si on ne situait les activités plus ou moins corporatives qui s'y déroulent dans un cadre très consciemment et très passionnément politique.
Le projet proprement universitaire n'en est pas négligé pour autant.
Ici comme à Censier, à la faculté des sciences ou de médecine, on débat au premier chef de la transformation des rapports entre enseignants et enseignés.
Rien, soutiennent les porte-parole étudiants, ne saurait être fait de sain avant que ne soit brisée la relation maître-élève. Rien qui reflète l'ascendant d'une hiérarchie récusée. Tous les points de vue, cependant, ont le droit de s'exprimer : notamment celui de l'Africain, qui, au nom du " tiers-monde ", incite sans ironie ses camarades français à plus de mesure dans l'impatience révolutionnaire.
Quartier général d'une révolution en projet, laboratoire d'une réforme en cours, la Sorbonne est aussi le lieu où tente de s'élaborer un microcosme de société, une sorte de république libertaire.
" L'anarchie, c'est l'ordre ", crient les vendeurs de la Voix ouvrière.
Une sorte d'ordre règne à vrai dire dans cette énorme cohue où l'on ne signale ni vol, ni bagarre, ni déprédation visible, où cohabitent des mouvements politiques qui, dans la société encadrée par la police, s'entre-déchirent violemment où chacun cède la parole à son voisin et se résigne à l'entendre. Ainsi, dans ces interminables meetings qui emplissent d'heure en heure les amphithéâtres.
Le grand amphithéâtre, c'est le divan du psychanalyste. Ce qui déferle là, qui va du borborygme à l'oraison, n'enrichira guère le florilège de l'éloquence politique. Mais il y a quelque chose d'admirable, et qui est le respect de la parole adverse. Sur cette estrade, on est en train d'inventer l'antidote à des générations de leçon ex cathedra et de terrorisme intellectuel, de l'extrême droite à l'extrême gauche. Et il n'est pas d'imbécile qui n'y ait sa chance d'entendre et de faire entendre sa voix : ce qui est une façon de défier le " sélectionnisme ".
" Fils de bourgeois révolutionnaires "
Ce défilé a quelque chose de lassant. Mais on y entend des propos rafraîchissants, tels ceux de ce vieil ouvrier tout droit sorti des Misérables, rescapé de répressions anciennes et qui résume ainsi les rapports de classes dans la France d'aujourd'hui : " De Gaulle, je vous le dis, il n'a jamais mangé des harengs avec le peuple... " Les prolétaires, jeunes surtout, s'y expriment sans timidité. L'un d'eux met rudement en doute la cohésion des étudiants, rappelant la faiblesse du recrutement ouvrier parmi eux. " Tant de fils de bourgeois seraient-ils devenus brusquement révolutionnaires ? " La liberté, tout le monde semble en faire la règle de la république de Sorbonne. Mais le jeu ? La fête ? Deux écoles s'opposent : les tenants d'une société " ludique ", qui se réclament du précédent cubain, et mesurent la ferveur révolutionnaire à l'explosion de joie qu'elle débride, veulent faire de la révolte étudiante une kermesse culturelle et ceux que les précédents traitent de puritains et qui rappellent constamment ce que les barricades ont coûté aux insurgés, s'emploient à chasser du temple les musiciens et les danseurs. Ainsi, samedi, l'orchestre qui succédait, dans le grand amphithéâtre, aux orateurs.
JEAN LACOUTURE
Le Monde du 21 mai 1968
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