Article de presse: Une partie au bord du gouffre
Publié le 17/01/2022
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23 octobre 1962 - Tout commence, du côté américain, le 14 octobre, lorsqu'un avion de reconnaissance U-2 ramène d'un vol de routine au-dessus de Cuba la preuve décisive de la gravité des activités militaires russes qui se multiplient dans l'île depuis l'été : la photographie de rampes de lancement d'engins à portée moyenne dans les environs de San-Cristobal. Pour Kennedy, le défi ne peut rester sans réponse. Il ne savait pas alors, il est vrai, toute la faiblesse stratégique de son partenaire : l'URSS, malgré les exploits de son industrie spatiale et les vantardises de Khrouchtchev, n'a en fait que soixante-quinze fusées intercontinentales environ, contre quatre fois plus aux Etats-Unis. Mais c'est une raison de plus pour le maître du Kremlin de vouloir modifier l'équilibre à moindres frais en ajoutant à son arsenal ces quarante-deux fusées à moyenne portée, braquées sur le coeur de l'Amérique. Il compte aussi s'en servir comme d'un moyen de pression pour arracher à Washington des concessions sur Berlin, qu'il cherche depuis bientôt quatre ans, sans succès, à transformer en " ville libre ". Kennedy décide d'agir : la révolution cubaine pose le grand défi de sa présidence, et il voit en outre dans cette manoeuvre soviétique une violation caractérisée de la parole donnée : par divers canaux, notamment dans une déclaration de l'agence Tass en date du 11 septembre, Moscou a affirmé catégoriquement qu'aucune fusée ne serait installée à Cuba.
Il désigne un certain nombre de personnalités, dont son frère Robert, Robert McNamara, Dean Rusk, McGeorge Bundy, pour constituer un état-major de crise, qui siégera presque sans interruption pendant les dix jours à venir. Entre les diverses ripostes proposées-invasion de l'île, bombardement " chirurgical " des rampes de lancement, blocus,-il choisit la dernière, la moins dangereuse, et qu'il baptise d'ailleurs " quarantaine ", quitte à resserrer l'étreinte plus tard.
Sous prétexte de manoeuvres, une armada de navires converge vers Cuba, avec quarante mille " marines ", tandis que cent mille hommes sont rassemblés en Floride. Le secret est pourtant bien gardé, et, lorsque le président américain reçoit Andreï Gromyko en visite aux Etats-Unis le 18 octobre, il se garde bien de l'avertir. C'est le ministre soviétique qui évoque le premier la question de Cuba, sans révéler bien entendu qu'il y a des fusées soviétiques dans l'île.
C'est à partir du 22 octobre que le temps " suspend son vol ". Moscou, qui fait attendre plus de douze heures sa réaction à l'annonce du blocus, rejette " avec décision " les prétentions américaines, mais une correspondance plus subtile s'engage en coulisses entre Kennedy et Khrouchtchev.
Un premier signe de " décompression " est enregistré le 24 octobre au matin, lorsque l'on apprend à Washington que plusieurs navires russes en route vers Cuba ont rebroussé chemin avant de parvenir dans la zone du blocus. Il n'y aura donc pas d'affrontement en haute mer, Kennedy répond à son tour par un " clin d'oeil " en laissant passer vers Cuba le pétrolier Bucarest, qui, lui, a poursuivi sa route (finalement, un seul navire, le cargo panaméen Marcula sera arraisonné le 20 octobre).
Tout se règle ensuite en trois jours, non sans hésitations et très probablement de vives discussions du côté soviétique. Le 26, Khrouchtchev a adressé au président américain une nouvelle lettre qui n'a toujours pas été officiellement publiée, mais qui-de l'avis de tous les témoins-contient l'amorce du règlement : le premier soviétique y laisse entendre que la situation " changerait du tout au tout " si les Etats-Unis donnaient l'assurance qu'ils n'envahiront pas Cuba et dissuaderont d'un tel acte les autres nations de l'hémisphère occidental. La même proposition est faite de manière encore plus directe par divers canaux officieux, notamment par Alexandre Fomine, conseiller à l'ambassade soviétique de Washington, à un journaliste américain de ses amis.
Kennedy décide d'y donner suite, mais il aura bien du mal à faire le tri dans les propositions contradictoires qui lui parviennent : ainsi, le samedi 27 octobre, un nouveau message de M. " K " exige que le démantèlement des fusées de Cuba aille de pair avec l'évacuation des armements analogues que les Etats-Unis détiennent en Turquie. Bien qu'il ait décidé depuis quelque temps déjà de démonter les engins Jupiter, démodés, installés chez son allié turc, il se refuse à mélanger les affaires atlantiques et celles du Nouveau Monde (l'attitude très compréhensive de ses alliés européens, tout particulièrement du général de Gaulle, l'a peut-être encouragé dans cette voie).
Un nouveau moment de grande tension règne le samedi 27 octobre, lorsqu'un avion américain est abattu au-dessus de Cuba. Le sort a voulu que son pilote soit le major Rudolf Anderson, celui-là même qui avait rapporté, le 14 octobre, la preuve décisive de l'existence des fusées soviétiques. Il sera le seul mort de la crise. La nervosité est à son comble dans l'entourage de Kennedy, où l'on envisage très sérieusement, si les Soviétiques ne cèdent pas, une opération militaire contre l'île, le lundi ou le mardi suivant. Les choses ne vont guère mieux à Moscou, où les avis divergent ouvertement : le même numéro des Izvestia contient, ce jour-là, la lettre de Khrouchtchev proposant un marchandage entre les bases de Cuba et celles de Turquie et un commentaire qualifiant cette même proposition de manoeuvre " cynique " trahissant " la conscience impure de ses auteurs "...
Khrouchtchev, qui craint réellement un débarquement américain à Cuba, n'en est pas moins résolu à céder. Le 28 octobre, il répond par l'affirmative au message, soigneusement pesé, par lequel les frères Kennedy lui ont mis en main le marché : retrait des fusées soviétiques sous contrôle de l'ONU contre un engagement américain de ne pas envahir l'île. Sa réponse, qui parvient par la radio soviétique, le dimanche matin à Washington, y est accueillie dans un soulagement général. Il restera, certes, à " mettre en forme " le règlement, ce qui ne va pas sans difficultés. Fidel Castro, furieux de n'avoir pas été consulté lors des tractations, refuse le contrôle de l'ONU, boude Anastase Mikoyan, envoyé de Moscou pour réparer les pots cassés, et refuse tout contrôle sur son sol. Le départ des fusées sera vérifié en haute mer. Il consent avec beaucoup de difficultés à se dessaisir des vieux bombardiers IL 28, dont l'URSS lui avait fait cadeau, et que Kennedy a rangés dans la liste des matériels " offensifs ". Enfin, on ne parviendra pas à officialiser devant l'ONU l'accord intervenu, notamment la promesse américaine de ne pas intervenir à Cuba. Encore aujourd'hui, on parle à ce sujet, à Washington, d'un simple " agrément " (understanding).
Critiqué à l'intérieur, raillé par Pékin pour avoir péché successivement par " aventurisme ", (en envoyant des armes nucléaires à Cuba) puis par " défaitisme ", le chef du gouvernement soviétique n'avait plus devant lui que deux années de pouvoir difficile.
Mais si Khrouchtchev brandissait des fusées qu'il n'avait pas, ses successeurs se gardent bien d'agiter celles qu'ils ont. Quel que soit le rapport de forces, l'arme nucléaire ne se prête pas au poker et impose, au contraire, de meilleurs contacts avec le partenaire. Dès 1963, les Etats-Unis et l'URSS améliorent, par l'accord sur le téléphone rouge, un système de communications qui avait paru dangereusement sommaire en octobre 1962.
La crise de Cuba n'aura pas été inutile...
MICHEL TATU
Le Monde du 25 octobre 1972
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