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Article de presse: Un prêtre colombien face à la misère

Publié le 17/01/2022

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21 mai 1968 - Alors qu'une partie de l'Eglise d'Amérique Latine proclame la nécessité de réformes sociales, voici décrite l'action d'un prêtre qui a mis sa vie au service des déshérités en Colombie. En Colombie, on estime que sur cent malades soixante-cinq seulement peuvent voir un médecin. On compte dans ce pays quatre docteurs pour dix mille habitants. La majorité de la population souffre de la faim cent enfants au minimum meurent, par jour, des suites de la sous-alimentation. Rien qu'à Bogota se trouvent pour le moins cinq mille enfants abandonnés qui errent dans la ville à longueur de journée et de nuit. Pendant le séjour du pape, ces enfants ont été, malgré les protestations des milieux catholiques, déportés dans des espèces de pénitenciers dont beaucoup d'ailleurs ont réussi à s'échapper. Dans l'ensemble du continent, la proportion des analphabètes atteint 49 %. Le système scolaire catholique-payant-favorise exclusivement les riches. La désertion des classes en milieu rural est qualifiée d' " alarmante " par le document de base de la conférence de Medellin. En Colombie, malgré la réforme agraire, 2 % des propriétaires possèdent encore 70 % des terres, tandis que 74 % ne possèdent que 4 % de la superficie cultivable. Du point de vue économique, la dépendance étrangère, en Amérique latine, est telle que de 1951 à 1961 les capitaux extérieurs investis se sont élevés à 9 600 millions de dollars. Sur ce montant, les pays donateurs reconnaissent avoir gagné la somme fabuleuse de 13 400 millions de dollars. Le colonialisme économique est à coup sûr endémique. L'Amérique latine est un continent vassal à tant de points de vue ! Nous avons déjà dit à quel point l'Eglise institutionnelle était, en dépit de belles déclarations, complice de cet état des choses. Le syndicalisme chrétien lui-même est naturellement paternaliste. A Medellin, 95 % des évêques de la Conférence épiscopale sont restés en marge des problèmes sociaux concrets tels qu'ils se posaient dans la ville où se déroulaient leurs travaux. Aucune motion, par exemple, n'a été adoptée en faveur des cent familles qui habitent les taudis situés en plein centre de la ville. Bien plus, les évêques ignoraient que, en l'honneur de leur venue à Medellin, la municipalité avait signé, le 5 août, un décret d'expulsion pour assainir un quartier central. Or sur les cent familles expulsées, vingt-deux seulement étaient relogées. Nous avons vu plusieurs prêtres du diocèse de Medellin. Comme partout on y rencontre des hommes médiocres et quelques rares figures d'apôtres véritables. Un surtout, parmi ceux-ci, a retenu notre attention : l'abbé Vicente Mejia, trente-trois ans, qui a mis sa vie au service des habitants des taudis. Cet homme amaigri par l'insomnie, aux yeux hagards de fatigue, livre, jour et nuit, un combat désespéré contre la misère. Jugé, dès 1966, indésirable à Medellin par la municipalité, il a dû partir pour Madrid. Après des études à la " Catho " de Paris et à l'Institut des hautes études d'Amérique latine, rue Saint-Guillaume, il est rentré à Medellin, où il est tant bien que mal accepté par les autorités civiles, ignoré par les journaux, médiocrement soutenu par son évêque. Vicente Mejia connaît toutes sortes de déboires. Il a été récemment condamné à une amende de 500 pesos parce qu'il aidait les sans-logis à s'organiser contre le décret d'expulsion. En butte aux calomnies, de nombreux membres du clergé et des autorités municipales, il jouit par contre d'une réputation méritée auprès des pauvres. On voudrait croire que l'Eglise, si riche et si puissante en Amérique latine, s'occupe en priorité de ces misérables, qu'elle voue les meilleurs de ses clercs et le plus clair de ses ressources à soulager leur misère. Il serait, certes, injuste de dire que l'Eglise ne fait rien pour les pauvres, mais ce qu'elle fait n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan de cette misère qui saisit d'épouvante l'étranger de passage. Et ainsi que le disait devant nous un prélat, " ses péchés d'omission crient vengeance vers le Ciel "... " Je suis très isolé, m'a dit tristement mais sans rancoeur l'abbé Vicente. Je ne reçois aucun argent de l'évêché. On me critique beaucoup mais on a peur de moi, car je n'accepte aucun compromis. Ce que vous avez vu à Medellin est terrible, mais c'est pire dans les taudis ruraux à cause de la solitude et de l'absence de " services " que peut fournir malgré tout la ville ". Sur une colline aux portes de la ville, l'abbé Gabriel Diaz nous dit l'ampleur de l'exode rural. " Il y a trois ans, j'étais vicaire dans une des plus riches paroisses de curie diocésaine. Envoyé en Espagne en 1965 pour des études de Medellin. Puis j'ai travaillé à la liturgie, j'ai soutenu par l'exemple d'une religieuse, Maria-Angela, organisé des secours dans les taudis de Madrid. Deux des prêtres de mon équipe ont été arrêtés par le régime franquiste et sont encore en prison. Après un stage d'un an rue de la Varenne, à Paris, à l'institut de catéchèse, je suis revenu à Medellin, où l'évêque m'a nommé professeur de liturgie. J'ai décliné cette offre pour venir dans ce faubourg où ont déferlé en quatre ans sept mille personnes issues de quatre-vingt-huit villages de Colombie. Je les ai aidées à construire de petites maisons en dur. Dans cette paroisse il existe dix-sept petites communautés chrétiennes où je vais à tour de rôle célébrer la messe. Deux enfants y meurent chaque mois de faim ". Tout est en brique ici : la chapelle, les bancs d'autel et le Christ de la nef lui-même. La paroisse de l'abbé Diaz s'appelle le Barrio (quartier) de la non-violence. Du 8 au 13 octobre devait s'y réunir un congrès mondial de non-violents (USA, Autriche, France, Pérou, etc.). Pendant trois jours, les participants ont réfléchi sur le christianisme et la violence, sur l'efficacité de la non-violence, sur la situation sociale en Amérique latine et les remèdes à mettre en oeuvre. " L'évêque est venu me voir une fois, nous dit encore l'abbé G. Diaz. Apercevant dans la salle paroissiale une croix nue, il m'a demandé : " Où est le Christ ? " Je lui ai répondu : " Il est dans la rue. C'est chacun d'entre nous " . " HENRI FESQUET Le Monde du 18 octobre 1968

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