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Article de presse: Senghor, professeur, poète et chef d'Etat

Publié le 22/02/2012

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senghor
31 décembre 1980 - Léopold Sedar Senghor, de l'Académie française, agrégé de l'Université... Belle carte de visite ! Comment peut-on, poète, lettré, érudit des bords de Seine, avoir été chef d'un petit Etat du tiers-monde dans la tourmente africaine ? L'être resté si longtemps ? Et cela, sans rien renier d'une carrière, d'une formation, d'une culture qui n'étaient pas-c'est le moins qu'on puisse dire-celle de ses pairs en battle dress ou veston croisé ? Curieux contraste ! Il explique que l'homme surprenne et souvent agace, comme les professeurs trop fiers de l'être. Sur une photo devenue célèbre, on le voit, assis auprès d'un jeune Pompidou matois, semblant chercher, à travers ses binocles d'intellectuel, les rivages d'un destin douillet à la Sylvestre Bonnard. L'histoire a fait de cet étudiant sage un président capable de jeter et de maintenir en prison son premier ministre, jonglant avec les confréries et les marabouts de son Sénégal natal, et prenant sa retraite, à l'heure qui lui convenait, pour flâner entre la Normandie, patrie de sa femme, et les bouquinistes du quai Conti, patrie de son esprit. Avec, de temps à autre, un séjour dans la grande villa qui jouxte l'université de Dakar et fait face au lointain Brésil du métissage culturel, cet horizon de son âme. Comme si les Portugais avaient laissé un peu de leur rêve dans son berceau. C'est à Joal, l'un de leurs anciens comptoirs d'Afrique, que Léopold Sedar Senghor naît, le 9 octobre 1906, de parents convertis de fraîche date au catholicisme. Par l'ethnie Sérère, c'est un minoritaire au Sénégal par la religion, il se situe aussi à contre-courant d'un pays largement musulman et promis à s'islamiser davantage. Au jour de l'indépendance, ces handicaps se révéleront des atouts face au risque d'hégémonie de la majorité. Mais qui songe à l'indépendance durant ces années de formation où les Sénégalais cultivés se souviennent avec fierté de leurs députés à la Constituante et de l'épopée du chevalier de Boufflers ? A sept ans, le petit Senghor découvre les ivresses de l'étude chez les Pères du Saint-Esprit à N'Gazobil. Fils de marchands aisés, il sait déjà que son destin n'est pas à la boutique. Au collège Libermann de Dakar, il s'engloutit avec extase dans l'univers de dictionnaires latins et de grammaires françaises qui isole du monde extérieur le trop bon élève et lui fait croire un instant à une vocation religieuse. Quel dominicain, quel jésuite n'eût-il pas fait ! Il aurait satisfait sous la soutane ou la coule monastique sa passion d'apprendre, son goût pour le prône et-peut-être aussi-son subtil sens du pouvoir réel, celui qui s'exerce sur les âmes. Khâgneux et soldat La vie en décide autrement. En 1928, il est bachelier puis titulaire d'une demi-bourse qui l'autorise à poursuivre ses études en Europe. En 1929, le voici " bizuté " en hypokhâgne, avec tout de même dans les rites initiatiques les égards que de jeunes potaches de gauche doivent à un camarade dont l'intelligence dément tous les préjugés de droite sur l'inéducabilité du nègre. 1931 est l'année de l'Exposition coloniale de Paris, la " magie noire " qui inspire Paul Morand commence à tourner les têtes. Léopold le chrétien, dans les froidures de la rue Soufflot, se souvient avec nostalgie de Sedar le Sérère. Il rencontre Aimé Césaire, nègre que l'esclavage exila aux Amériques et va transformer en un vrai et grand poète. Avec lui, il collabore à l'Etudiant noir. Mais ce bûcheur " n'intègre pas " l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm. Il passe à la Sorbonne l'agrégation de grammaire. Senghor, qui a opté en 1933 pour la nationalité française, est le premier Noir à réussir au prestigieux concours. Nommé au lycée Descartes de Tours, celui qui voulait dans ses jeunes ardeurs " déchirer les sourires Banania sur tous les murs de France " fait sensation dans le jardin des Blancs. A son poste suivant-lycée Marcellin-Berthelot de Saint-Maur-nous nous souvenons, bien que ne l'ayant pas eu pour professeur, de l'effarement que suscitait dans les classes voisines ce grammairien d'ébène, preuve vivante aux yeux de nos parents du génie colonisateur de la France ! Destin français jusque dans l'épreuve : le soldat du 23e régiment d'infanterie coloniale est fait prisonnier à La Charité-sur-Loire et passe deux ans derrière les barbelés. Au Stalag 230, il fait la forte tête, écrit ses premiers poèmes d'Hostie noire et stupéfie ses compagnons de misère. Un bidasse noir qui lit Platon! Malade, il est libéré, en 1942, et retourne à l'enseignement. Après la guerre, il est tout désigné pour une chaire à la toute nouvelle Ecole nationale de la France d'outre-mer. Chef d'Etat à poigne Le nom de " colo " a en effet changé. Présage d'un bouleversement que tout annonce et qui amène inéluctablement l'enseignant à la politique. Mais au Sénégal, terre de tribuns et d'avocats retors, il a affaire à forte partie. Me Lamine Guye est un caïman qui ne cédera pas son marigot. Senghor le comprend très vite et crée son propre espace vital : le Bloc démocratique sénégalais. Pour se faire élire en 1945, il réussit un coup de maître. Le latiniste au français châtié va chercher son électorat à la campagne. Ceux qui votent pour lui ne partagent pas la réticence qu'éprouveront tant d'intellectuels africains envers le " nègre blanc " et le " professeur français ". Il est resté des leurs et ils le savent. En politique, Senghor réussit haut la main. Ministre de la IVe, puis de la Ve, urbain et charmeur dans les couloirs du Palais-Bourbon, il n'a pas oublié que chez lui les Sérères sont réputés comme lutteurs. Entre deux citations, ce Vaugelas d'outre-mer pratique à merveille le pancrace parlementaire. Quand survient l'indépendance, il est ministre-conseiller dans le gouvernement de Michel Debré. Avec Félix Houphouët-Boigny, il est déjà l'un des deux " grands Africains " et il anime, face au RDA de l'Ivoirien, le groupe des Indépendants d'outre-mer. La querelle entre le paysan médecin pragmatique et le professeur poète ne cessera plus : Houphouët veut une fédération franco-africaine supprimant les " exécutifs " fédéraux de Dakar et Brazzaville. Senghor est déjà le chantre lyrique d'un " Commonwealth à la française ", confédération cimentée par la langue et qui sera bientôt la séduisante et éphémère " Communauté ". L'histoire donnera raison au gros bon sens teinté d'égoïsme du planteur d'Abidjan contre les belles rêveries du lettré. En septembre 1960, Léopold Sedar Senghor est le premier président de la République du Sénégal. L'échec de la fédération du Mali l'a déçu et, homme des grands horizons, il hérite d'un petit pays dépouillé, avec la dislocation de l'AOF, de sa pourpre impériale. Dakar, la capitale, flotte dans des vêtements devenus trop grands. Entré en conflit avec son ami Mamadou Dia, président du conseil, il se montre soudain un homme à poigne, le fait juger et condamner. Il maintiendra, en dépit des interventions, dans une dure captivité jusqu'en 1974, son ancien compagnon vaincu et malade. Sachant être impitoyable, l'homme de culture manque peut-être du cynisme qui trempe l'acier d'un chef d'Etat. Le Sénégal est coupé en deux par l'aberrant " doigt de gant " de la Gambie. Senghor ne saisira pas l'occasion favorable d'annexer l'ancienne colonie britannique, Etat d'opérette et repaire de contrebandiers. D'autres l'eussent fait sans hésiter. Reculant devant le coup de force, l'homme oublie que les nations se forgent à coups d'épée. Faut-il vraiment le lui reprocher? Le professeur, lui, ne tolère pas qu'on le chahute et brise chez lui la mutinerie d'étudiants qui suit d'un mois le mai 68 français. Est-ce parce que le pouvoir ne l'a jamais vraiment fasciné ? Senghor le quitte, avec une rare élégance, passant le relais à son premier ministre, Abdou Diouf. Après quelques inévitables aigreurs dues surtout à l'entourage, il laisse gouverner sans entraves celui qui s'est assis dans son fauteuil. Pour l'Afrique, c'est une leçon de sagesse. Le président Ahidjo du Cameroun-seul à l'avoir suivie-aura moins de bonheur et peut-être, car il se savait gravement malade, moins de mérite à passer la main. Il s'opposera à son héritier, Paul Biya, dans un déchirement qui resta épargné au Sénégal. Une image de la France Il est vrai que Léopold Sedar Senghor ne considérait pas Dakar comme le seul théâtre d'une ambition qu'il résumait encore en juin 1983 à l'occasion de son accession à l'Immortalité : " Je rêvais d'être professeur et poète ", mais ajoutait-il avec une sincérité teintée d'humour, " professeur au Collège de France ". Pour illustrer la " négritude " que d'autres ont découverte et qu'il a chantée-c'est à une magistrature morale qu'il aspirait. Toute sa vie, Senghor l'Africain a surtout voulu réconcilier les griots noirs de son enfance et les professeurs blancs de sa jeunesse studieuse. C'était l'enjeu de sa francophonie, tant prêchée et tant vantée qu'elle a parfois suscité, dans les élites africaines, une réaction de rejet aujourd'hui heureusement estompée. Pourtant l'idée était simple et noble : la solidarité de ceux que le Français unit, la revanche sur la décolonisation qui cesse d'être une humiliation et une défaite pour devenir voie d'accès à l'universel, enrichissement par la différence. Faute de prix Nobel, Senghor aura eu la satisfaction tardive de présider la plus haute instance internationale francophone. Le hasard a voulu que cet Africain imbu de la France exalte à partir du Sénégal, disposant d'une langue très largement majoritaire, le Ouolof, ce que les autres dirigeants africains empochaient sans y songer : l'acquis précieux d'une grande langue sans laquelle les Etats nouveaux-à commencer par la Côte-d'Ivoire-étaient condamnés à la cacophonie. PAUL-JEAN FRANCESCHINI Juillet 1986
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« En politique, Senghor réussit haut la main.

Ministre de la IVe, puis de la Ve, urbain et charmeur dans les couloirs du Palais-Bourbon, il n'a pas oublié que chez lui les Sérères sont réputés comme lutteurs. Entre deux citations, ce Vaugelas d'outre-mer pratique à merveille le pancrace parlementaire.

Quand survient l'indépendance, ilest ministre-conseiller dans le gouvernement de Michel Debré.

Avec Félix Houphouët-Boigny, il est déjà l'un des deux " grandsAfricains " et il anime, face au RDA de l'Ivoirien, le groupe des Indépendants d'outre-mer.

La querelle entre le paysan médecinpragmatique et le professeur poète ne cessera plus : Houphouët veut une fédération franco-africaine supprimant les " exécutifs "fédéraux de Dakar et Brazzaville.

Senghor est déjà le chantre lyrique d'un " Commonwealth à la française ", confédérationcimentée par la langue et qui sera bientôt la séduisante et éphémère " Communauté ".

L'histoire donnera raison au gros bon sensteinté d'égoïsme du planteur d'Abidjan contre les belles rêveries du lettré. En septembre 1960, Léopold Sedar Senghor est le premier président de la République du Sénégal.

L'échec de la fédération duMali l'a déçu et, homme des grands horizons, il hérite d'un petit pays dépouillé, avec la dislocation de l'AOF, de sa pourpreimpériale.

Dakar, la capitale, flotte dans des vêtements devenus trop grands.

Entré en conflit avec son ami Mamadou Dia,président du conseil, il se montre soudain un homme à poigne, le fait juger et condamner.

Il maintiendra, en dépit desinterventions, dans une dure captivité jusqu'en 1974, son ancien compagnon vaincu et malade. Sachant être impitoyable, l'homme de culture manque peut-être du cynisme qui trempe l'acier d'un chef d'Etat.

Le Sénégal estcoupé en deux par l'aberrant " doigt de gant " de la Gambie.

Senghor ne saisira pas l'occasion favorable d'annexer l'anciennecolonie britannique, Etat d'opérette et repaire de contrebandiers.

D'autres l'eussent fait sans hésiter.

Reculant devant le coup deforce, l'homme oublie que les nations se forgent à coups d'épée.

Faut-il vraiment le lui reprocher? Le professeur, lui, ne tolère pas qu'on le chahute et brise chez lui la mutinerie d'étudiants qui suit d'un mois le mai 68 français. Est-ce parce que le pouvoir ne l'a jamais vraiment fasciné ? Senghor le quitte, avec une rare élégance, passant le relais à sonpremier ministre, Abdou Diouf.

Après quelques inévitables aigreurs dues surtout à l'entourage, il laisse gouverner sans entravescelui qui s'est assis dans son fauteuil.

Pour l'Afrique, c'est une leçon de sagesse.

Le président Ahidjo du Cameroun-seul à l'avoirsuivie-aura moins de bonheur et peut-être, car il se savait gravement malade, moins de mérite à passer la main.

Il s'opposera àson héritier, Paul Biya, dans un déchirement qui resta épargné au Sénégal. Une image de la France Il est vrai que Léopold Sedar Senghor ne considérait pas Dakar comme le seul théâtre d'une ambition qu'il résumait encore enjuin 1983 à l'occasion de son accession à l'Immortalité : " Je rêvais d'être professeur et poète ", mais ajoutait-il avec une sincéritéteintée d'humour, " professeur au Collège de France ".

Pour illustrer la " négritude " que d'autres ont découverte et qu'il achantée-c'est à une magistrature morale qu'il aspirait.

Toute sa vie, Senghor l'Africain a surtout voulu réconcilier les griots noirs deson enfance et les professeurs blancs de sa jeunesse studieuse.

C'était l'enjeu de sa francophonie, tant prêchée et tant vantéequ'elle a parfois suscité, dans les élites africaines, une réaction de rejet aujourd'hui heureusement estompée. Pourtant l'idée était simple et noble : la solidarité de ceux que le Français unit, la revanche sur la décolonisation qui cesse d'êtreune humiliation et une défaite pour devenir voie d'accès à l'universel, enrichissement par la différence.

Faute de prix Nobel,Senghor aura eu la satisfaction tardive de présider la plus haute instance internationale francophone.

Le hasard a voulu que cetAfricain imbu de la France exalte à partir du Sénégal, disposant d'une langue très largement majoritaire, le Ouolof, ce que lesautres dirigeants africains empochaient sans y songer : l'acquis précieux d'une grande langue sans laquelle les Etats nouveaux-àcommencer par la Côte-d'Ivoire-étaient condamnés à la cacophonie. PAUL-JEAN FRANCESCHINI Juillet 1986. »

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