Devoir de Philosophie

Article de presse: Salut les copains

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

22-23 juin 1963 - La " folle nuit " au cours de laquelle, le 22 juin, répondant à l'appel de l'émission " Salut les copains " d'Europe n° 1, cent vingt ou cent cinquante mille jeunes ont envahi et quelque peu endommagé la Place de la Nation et ses abords a brutalement attiré l'attention sur le phénomène collectif que révèle l'extraordinaire succès des " idoles " -en chair et en os ou en disques-que sont devenus Johnny Halliday, Sylvie Vartan et leurs émules. L'ampleur et l'originalité de ce phénomène méritent une explication que propose ici le sociologue Edgar Morin, Maître de Recherches au CNRS. La vogue de rock'n roll qui, avec les disques d'Elvis Presley, arriva en France ne suscita pas immédiatement un rock français. Il n'y eut qu'une tentative parodique, effectuée par Henri Salvador, du type " Va te faire cuire un oeuf, Mac ". La vague sembla totalement refluer mais en profondeur elle avait pénétré dans les faubourgs et les banlieues, régnant dans les juke-boxes des cafés fréquentés par les jeunes. Des petits ensembles sauvages de guitares électriques se formèrent. Ils émergèrent à la surface du golf Drouot, où la compétition sélectionna quelques formations. Celles-ci, comme les Chats sauvages, les Chaussettes noires, furent happées par les maisons de disques. Johnny Halliday monta au zénith. Il fut nommé " l'idole des jeunes ". Car ce public rock, comme aux Etats-Unis quelques années plus tôt, était constitué par les garçons et filles de douze à vingt ans. L'industrie du disque, des appareils radio, comprit aux premiers succès que s'ouvrait à la consommation en France un public de sept millions de jeunes les jeunes effectivement, poussés par le rock à la citoyenneté économique, s'équipèrent en tourne-disques, en radio, transistors, se fournirent régulièrement et massivement en 45 tours. L'élargissement vint : du rock on passe au twist les jeunes vedettes de la chanson varient leur répertoire. A Europe n° 1 Daniel Filipacchi lance l'émission " Salut les copains ! " le mot-clé n'est pas " idole " comme l'avaient cru les marchands de disques, mais " copain ". C'est sur un ton de camaraderie que " Daniel ", souvent entouré de Johnny Halliday, Sylvie Vartan, Françoise Hardy, Pétula Clark, présente les disques, discute. Le twist règne en despote éclairé, tolérant d'autres styles, d'autres tons. Le succès de " Salut les copains ! " est immense chez les décagénaires (comment traduire teenagers ?). Les communications de masse s'emparent des idoles-copains. Elles triomphent à la TV. La vague des vedettes de quinze ans s'élance derrière les déjà presque croulants Richard, Johnny, Sylvie, Françoise. C'est Sheila, dont une récente exhibition à la TV fait démarrer en trombe le disque " l'Ecole est finie ", Sophie, triomphant dans l'agréable " Quand un air vous entraîne ". En 1962 Filipacchi lance timidement une revue, " Salut les copains ", qui aujourd'hui fête son premier anniversaire, avec un tirage d'un million d'exemplaires, tandis qu'à la suite boy-scouts, jeunesse catholique, jeunesse communiste s'évertuent à singer le style " copains ". J'ai lu dans une publication paroissiale d'avant-garde que Dieu était le meilleur copain du monde. On savait depuis longtemps que Thorez était le meilleur copain de France. Le " Bonjour les amis " catholique, le " Nous les garçons et les filles " communiste, se trémoussent en twistant dans le sillage de SLC. La nouvelle classe adolescente Le music-hall exsangue renaît sous l'affluence des copains les tournées se multiplient en province, sillonnées par les deux groupes leaders, le groupe Johnny-Sylvie et le groupe Richard-Françoise. Paris-Match consacre chez les " croulants " le triomphe des copains puisqu'il accorde aux amours supposées de Johnny et Sylvie la place d'honneur réservée aux Soraya et Margaret. " Ici-Paris " potine en publiant les Mémoires d'une amie délaissée de Johnny, qui jusqu'alors sauvegardait son standing en ne s'abandonnant qu'aux seuls ex-amants de B.B. L'apothéose " copains " se situe dans un des ultimes samedis de juin 1963, où le grand Barnum copain, Daniel, organisa le rassemblement de masse autour des vedettes. Cent cinquante mille décagénaires étaient au rendez-vous sabbatique, manifestant cet enthousiasme qui a le don d'ahurir totalement l'adulte. Ce phénomène, qui s'inscrit dans un développement économique, ne peut être dilué dans ce développement même. La promotion économique des décagénaires s'inscrit elle-même dans la formation d'une nouvelle classe d'âge, que l'on peut appeler à son gré (les mots ne se recouvrent pas, mais la réalité est trop fluide pour pouvoir être saisie dans un concept précis) : le teen-age, ou l'adolescence. J'opte pour ce dernier terme. Les communications de masse (presse, radio, TV, cinéma) ont joué un grand rôle dans la cristallisation de cette nouvelle classe d'âge, en lui fournissant mythes, héros et modèles. Dans un premier stade, le cinéma fait émarger les nouveaux héros de l'adolescence, qui s'ordonnent autour de l'image exemplaire de James Dean. Dans un deuxième stade, c'est le rock qui joue le rôle moteur. Mais tous les moyens de communication sont engagés dans le processus. Elvis Presley devient vedette de cinéma, comme vont peut-être le devenir en France, Johnny, Sylvie, Françoise, qui tournent leur premier film, la seconde Françoise prenant place dans le char de la première. Sagan. L'adolescence surgit en classe d'âge dans le milieu du vingtième siècle, incontestablement sous la stimulation permanente du capitalisme du spectacle et de l'imaginaire, mais il s'agit d'une stimulation plus que d'une création. Dans les pays de l'Est comme dans les pays arriérés économiquement, nous voyons des cristallisations analogues, comme si le phénomène obéissait plus à un esprit du temps qu'à des déterminations nationales ou économiques particulières. Cela dit, c'est dans l'univers capitaliste occidental que le phénomène s'épanouit pleinement, et par l'intermédiaire des " mass media ". La constitution d'une classe adolescente n'est pas qu'un simple accès à la citoyenneté économique. De toute façon cette accession signifie promotion de la juvénilité. Cette promotion constitue un phénomène complexe qui implique notamment une précocité de plus en plus grande (ici, sans doute, la culture de masse joue un grand rôle en introduisant massivement et rapidement l'enfant dans l'univers déjà passablement infantilisé de l'adulte moderne). A la précocité sociologique et psychologique s'associe une précocité amoureuse et sexuelle (accentuée par l'intensification des " stimuli " érotiques apportés par la culture de masse et l'affaiblissement continu des interdits). Ainsi le teen-age n'est pas la gaminerie constituée en classe d'âge, c'est la gaminerie se muant en adolescence précoce. Et cette adolescence est en mesure de consommer non seulement du rythme pur, mais de l'amour, valeur marchande n° 1 et valeur suprême de l'individualisme moderne, comme elle est en mesure de consommer l'acte amoureux. Ceci dit, la nouvelle classe d'âge n'est pas totalement homogène. Elle présente, même dans ses héros, un visage complexe, ou plutôt de multiples visages, depuis le blouson noir avec chaîne de vélo (image pré-délinquante dans la perception des parents et adultes), jusqu'au beatnik, l'intellectuel barbu et rebelle, héritier de ce que les journaux appelaient il y a dix ans les existentialistes; depuis Claudine Copain, l'écolière de quatorze ans lançant ses mignardes imprécations contre le prof de maths, jusqu'au très viril Johnny. Toutefois on peut dégager des traits communs. La classe d'âge s'est cristallisée sur :-Une panoplie commune, qui du reste évolue au fur et à mesure que les " croulants " avides de juvénilité se l'approprient ainsi ont été arborés blue-jeans, polos, blousons et vestes de cuir, et actuellement la mode est au tee-shirt imprimé, à la chemise brodée -Aristocratisation propre à la mode adulte (sur quoi se greffe une dialectique supplémentaire provoquée par le pillage adulte et la volonté permanente de se différencier de la classe pillarde) -L'accession à des biens de propriété décagénaires : électrophone, guitare de préférence électrique, radio à transistors, collection de quarante-cinq tours, photos -Un langage commun ponctué d'épithètes superlatives comme " terrible ", " sensass ", langage " copain " ou le mot copain lui-même est maître-mot, mot de passe (est-il interdit d'y voir la forme devenue twisteuse de cette aspiration qui nous poussait à dire " camarades ", " frères " ?) -Ses cérémonies de communion, depuis la surprise-partie jusqu'au spectacle de music-hall et peut-être, dans l'avenir, des rassemblements géants sur le modèle de celui de la Nation -Ses héros. Un culte familier d'idoles-copains est né. Il n'est pas particulièrement porté sur le " voyeurisme ". Ce culte est donc beaucoup plus raisonnable, moins mythologisant que celui du " star-system ". Mais là où il est beaucoup plus ardent, c'est dans l'acte même de la communion, le tour de chant, où le rapport devient frénétique, extatique. EDGAR MORIN Le Monde du 6 juillet 1963

« rôle moteur.

Mais tous les moyens de communication sont engagés dans le processus.

Elvis Presley devient vedette de cinéma,comme vont peut-être le devenir en France, Johnny, Sylvie, Françoise, qui tournent leur premier film, la seconde Françoiseprenant place dans le char de la première.

Sagan. L'adolescence surgit en classe d'âge dans le milieu du vingtième siècle, incontestablement sous la stimulation permanente ducapitalisme du spectacle et de l'imaginaire, mais il s'agit d'une stimulation plus que d'une création.

Dans les pays de l'Est commedans les pays arriérés économiquement, nous voyons des cristallisations analogues, comme si le phénomène obéissait plus à unesprit du temps qu'à des déterminations nationales ou économiques particulières.

Cela dit, c'est dans l'univers capitalisteoccidental que le phénomène s'épanouit pleinement, et par l'intermédiaire des " mass media ". La constitution d'une classe adolescente n'est pas qu'un simple accès à la citoyenneté économique.

De toute façon cetteaccession signifie promotion de la juvénilité.

Cette promotion constitue un phénomène complexe qui implique notamment uneprécocité de plus en plus grande (ici, sans doute, la culture de masse joue un grand rôle en introduisant massivement etrapidement l'enfant dans l'univers déjà passablement infantilisé de l'adulte moderne).

A la précocité sociologique et psychologiques'associe une précocité amoureuse et sexuelle (accentuée par l'intensification des " stimuli " érotiques apportés par la culture demasse et l'affaiblissement continu des interdits).

Ainsi le teen-age n'est pas la gaminerie constituée en classe d'âge, c'est lagaminerie se muant en adolescence précoce.

Et cette adolescence est en mesure de consommer non seulement du rythme pur,mais de l'amour, valeur marchande n° 1 et valeur suprême de l'individualisme moderne, comme elle est en mesure de consommerl'acte amoureux. Ceci dit, la nouvelle classe d'âge n'est pas totalement homogène.

Elle présente, même dans ses héros, un visage complexe, ouplutôt de multiples visages, depuis le blouson noir avec chaîne de vélo (image pré-délinquante dans la perception des parents etadultes), jusqu'au beatnik, l'intellectuel barbu et rebelle, héritier de ce que les journaux appelaient il y a dix ans les existentialistes;depuis Claudine Copain, l'écolière de quatorze ans lançant ses mignardes imprécations contre le prof de maths, jusqu'au très virilJohnny. Toutefois on peut dégager des traits communs. La classe d'âge s'est cristallisée sur :-Une panoplie commune, qui du reste évolue au fur et à mesure que les " croulants " avidesde juvénilité se l'approprient ainsi ont été arborés blue-jeans, polos, blousons et vestes de cuir, et actuellement la mode est autee-shirt imprimé, à la chemise brodée -Aristocratisation propre à la mode adulte (sur quoi se greffe une dialectiquesupplémentaire provoquée par le pillage adulte et la volonté permanente de se différencier de la classe pillarde) -L'accession àdes biens de propriété décagénaires : électrophone, guitare de préférence électrique, radio à transistors, collection de quarante-cinq tours, photos -Un langage commun ponctué d'épithètes superlatives comme " terrible ", " sensass ", langage " copain " ou lemot copain lui-même est maître-mot, mot de passe (est-il interdit d'y voir la forme devenue twisteuse de cette aspiration qui nouspoussait à dire " camarades ", " frères " ?) -Ses cérémonies de communion, depuis la surprise-partie jusqu'au spectacle de music-hall et peut-être, dans l'avenir, des rassemblements géants sur le modèle de celui de la Nation -Ses héros.

Un culte familierd'idoles-copains est né.

Il n'est pas particulièrement porté sur le " voyeurisme ".

Ce culte est donc beaucoup plus raisonnable,moins mythologisant que celui du " star-system ".

Mais là où il est beaucoup plus ardent, c'est dans l'acte même de la communion,le tour de chant, où le rapport devient frénétique, extatique. EDGAR MORIN Le Monde du 6 juillet 1963. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles