Article de presse: Salazar : un dictateur d'ancien régime
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
27 juillet 1970 - Antonio de Oliveira Salazar naît le 28 avril 1889, à Santa Comba Dào, un petit village de l'une des régions les plus fertiles du Portugal.
Son père gère les biens d'un gros propriétaire terrien. Il n'est pas indifférent que le futur maître du pays ait, dans son enfance, admiré et aimé l'intendant fidèle de l'Ecriture, entendu chaque soir boucler des comptes et supputer les récoltes. Dans ce pays fervent, sa mère, Maria, est connue pour sa piété. A onze ans, Antonio est mis au séminaire. Il y restera huit ans et proclamera toute sa vie sa gratitude pour les " bons Pères " qui ont accueilli et aidé l'enfant de modeste condition dont ils discernaient l'intelligence. C'est un élève pieux et appliqué, vite président de la congrégation Notre-Dame, lauréat discret de toutes les distributions des prix. Sa seule passion va au cours de théologie et à saint Thomas d'Aquin. Toute sa carrière, il sera le défenseur de l'Eglise.
Dans cette jeunesse studieuse, 1914-1918 marque simplement la distance qui sépare le baccalauréat-avec 19 sur 20-du doctorat, la cape noire râpée des étudiants de Coïmbre, du manteau à camail et du bonnet de professeur d'économie politique.
Salazar accepte en 1921 d'être candidat à la députation du Centre catholique. Il n'assistera qu'à une séance, démissionnera le soir même et en gardera un tel souvenir qu'il dira, à la veille de la réunion d'une assemblée plus à son goût : " Le Parlement m'effraie tant que j'en arrive à avoir peur, bien que je reconnaisse sa nécessité, de celui qui doit sortir du nouveau statut. " Ce dégoût de la vie politique ne vise pas le pouvoir mais les transactions et compromis que, en régime démocratique du moins, sa conquête exige. Le coup d'Etat du 28 mai 1926 lui épargnera ces désagréments. Les militaires ne savent trop que faire de leur victoire et ont le bon sens de chercher plus compétents qu'eux pour rétablir une situation économique si pitoyable que la Société des nations songe à donner un " curateur " au Portugal. Le comité insurrectionnel de Coïmbre va offrir le portefeuille des finances au professeur Salazar.
Salazar s'était constitué une doctrine avant d'accéder aux affaires, qu'il ne quittera plus désormais, prenant les portefeuilles de l'intérieur et des colonies, puis devenant, en 1933, président du conseil, maître incontesté du pays sans jamais consentir à devenir officiellement chef de l'Etat. Le " dictateur " admire Maurras. Son inspiration est essentiellement antidémocratique à ses concitoyens désemparés et décervelés que la démocratie libérale prétend rendre maîtres de leur sort, il faut substituer des hiérarchies naturelles : " Voici à la base la famille, cellule sociale irréductible, noyau originaire de la paroisse, de la commune et, partant, de la nation. " Le fascisme italien et le national-socialisme allemand ne pouvaient qu'inspirer une sympathie de principe au défenseur d'une telle doctrine. Il ne cachait pas son admiration pour Mussolini et, dans sa relation d'une visite à Lisbonne, Eugenio d'Ors raconte avoir vu sur la table de travail du président la photographie du Duce voisiner avec un chromo du Sacré-Coeur. En Hitler, Salazar appréciait " le bras musclé " qui tenait à distance le bolchevisme, et la petite histoire retiendra qu'il fut le seul, avec le président de Valera, à adresser ses condoléances au grand amiral Doenitz après la mort du Führer.
Survivre à la guerre était, pour les dictateurs amis de l'Axe, une entreprise aussi difficile que le fut pour Sieyès de survivre à la Révolution. Salazar y est parvenu grâce à une politique de neutralité très ferme et de plus en plus compréhensive à l'égard de ceux vers qui penchait le sort des armes. Défenseur de toujours de l'alliance anglaise, il était si bien vu à Londres que, en pleine guerre, une délégation de l'université d'Oxford prit les risques du voyage pour lui apporter un bonnet carré de docteur honoris causa. Après Stalingrad, la cession opportune aux Etats-Unis de bases aux Açores fit oublier des sympathies gênantes, et Lisbonne se retrouva, tout naturellement, aux rendez-vous des nations que le pacte atlantique se proposait de défendre contre les progrès du communisme. L'occident chrétien eut difficilement trouvé meilleur champion.
Croisé par les hasards de l'histoire sous la bannière des démocraties, le régime n'en restait pas moins-dans le style feutré que lui donnait son chef-inquisitoire et dictatorial, l'ordre restait la seule passion véritable de cet ascète du pouvoir absolu. Il régna sur un Etat tenu à l'écart des remous, des tentations et des rêves. Mais la vieille question posée à l'édifice napoléonien : " Cet ordre, est-ce l'ordre ? ", ne peut-on la reprendre à Maurras et l'appliquer au pays qu'a gouverné son meilleur élève ?
PAUL-JEAN FRANCESCHINI
Le Monde du 28 juillet 1970
Liens utiles
- Article de presse: Le Bénin élit son ancien dictateur
- Article de presse: L'ancien dictateur Hugo Banzer a été élu président de la République bolivienne
- Article de presse: La rigueur accrue du régime intégriste afghan
- Article de presse: Coup d'Etat à Saigon : la fin d'un régime
- Article de presse: Abacha, un dictateur fruste, qui laisse un pays en triste état