Article de presse: Rudi le Rouge : respecté par les uns, haï par les autres
Publié le 22/02/2012
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11 avril 1968 - Il est probablement peu de destins, dans l'extrême gauche ouest-allemande et même européenne, qui aient, mieux que celui de Rudi Dutschke, résumé et symbolisé l'aventure-et aussi les déceptions et les désillusions-de toute une génération contestataire. Si brève qu'ait été l'intervention de " Rudi-le-Rouge " (comme devaient le surnommer ses ennemis, puis, par défi, ses amis) dans la vie publique de RFA, il doit en effet à une personnalité hors du commun, mais aussi probablement à un itinéraire politique en bien des points exemplaire, d'être resté, même dans son exil britannique puis danois, la conscience respectée d'une certaine famille politique d'outre-Rhin.
Il s'en est pourtant fallu de peu que ce destin ne fût bien différent.
Né en 1940 à Schönfeld, aujourd'hui en RDA, dans une famille modeste, le jeune Rudi manifeste d'abord un vif intérêt pour le sport.
Spécialiste du décathlon, discipline athlétique particulièrement difficile, il envisage même de devenir journaliste sportif. Mais, déjà, l'esprit contestataire le saisit: il refuse de faire son service militaire et passe à Berlin-Ouest en 1961. Juste avant la construction du fameux mur, qui le décidera à rester à l'Ouest...
Rudi Dutschke repasse son baccalauréat à Berlin-Ouest, y commence des études de sociologie qui constitueront bientôt un des points de passage presque obligés des étudiants contestataires européens et américains, y prépare une thèse sur le communisme en Europe. Mais surtout, il y noue des amitiés avec de petits groupes d'extrême gauche, s'intéresse aux débats d'idées qui-en particulier au sein du courant " révolutionnaire " -constituent l'une des plus solides traditions berlinoises, et se décide finalement à faire ce qui deviendra, quelques années plus tard, le " pèlerinage à La Mecque " de la contestation occidentale : il va suivre l'enseignement de Herbert Marcuse à l'université américaine de Berkeley.
Ce n'est que trois ans après son retour en Allemagne, en 1967, qu'il devient une vedette du mouvement étudiant. L'agitation gronde à Berlin-Ouest dans les milieux universitaires. Un peu partout en RFA commence à se manifester ce qu'on appellera l' " APO " ( " opposition extra-parlementaire " ).
Le 2 juin, une violente manifestation est organisée-déjà-contre la visite du chah d'Iran. Rudi Dutschke, dont on avait vu depuis plusieurs années l'éternel blouson de cuir noir au milieu de foules en colère, manifeste cette fois-ci son talent non d'organisateur ou d'homme d'appareil, mais d'orateur.
Symbole et porte-parole de ces contestataires, Rudi Dutschke devient aussi, par symétrie, pour l'establishment ouest-allemand (en particulier pour ses journaux) l'objet de bien des craintes, et, rapidement, de bien des haines. Pas seulement dans la grande bourgeoisie d'affaires, d'ailleurs : le 11 avril de l'année suivante, un jeune ouvrier d'extrême droite, Josef-Erwin Bachmann, tire plusieurs coups de feu sur Dutschke dans une rue de Berlin. Atteint en plein visage, le dirigeant contestataire, qui préside à ce moment la Fédération des étudiants socialistes, est hospitalisé dans le coma et ne survivra qu'après de longues interventions chirurgicales. Son agresseur, arrêté et jugé, considéré comme déséquilibré, se suicidera en février 1970.
L'annonce de l'attentat provoque de nombreuses et violentes manifestations un peu partout en RFA (deux étudiants sont tués à Munich) et même dans d'autres villes européennes, dont Londres. La presse du groupe Springer, accusée par les manifestants d'avoir incité à la haine contre Rudi Dutschke et ses amis, est particulièrement visée. Quelques semaines plus tard, c'est mai 1968...
Paradoxalement, c'est donc au moment où les universités occidentales connaissent la plus vive agitation que, cloué sur son lit d'hôpital, Rudi Dutschke s'efface de la scène publique.
BERNARD BRIGOULEIX
Le Monde du 27 décembre 1979
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