Article de presse: Révolution tranquille au Mexique
Publié le 17/01/2022
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6 juillet 1997 - Pour la première fois depuis la révolution de 1910, les Mexicains ont découvert, le 6 juillet 1997, qu'il suffisait d'un bulletin de vote pour faire peur au pouvoir. La rage au ventre, plusieurs millions d'électeurs ont basculé dans l'opposition, refusant de céder aux appels pressants, voire aux menaces d'éventuelles représailles, du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui dirigeait le pays depuis 1929. Les résultats montrent l'ampleur de la révolte : la mairie de la capitale a été remportée par le candidat de l'opposition de gauche, Cuauhtémoc Cardenas; le PRI a perdu, fait sans précédent, la majorité absolue à la Chambre des députés; et les conservateurs du Parti d'action nationale (PAN) ont conquis le principal Etat industriel de la fédération, le Nuevo-Leon, dans le nord du pays.
Atterrés, les dirigeants du PRI se perdent en conjectures. "Le peuple nous a passé la facture des mesures d'austérité gouvernementales que nous avons appuyées parce que c'était la seule manière de sortir le pays de la récession" à la suite de la dévaluation de décembre 1994, affirment-ils en choeur, refusant de voir que le désenchantement des Mexicains a des racines beaucoup plus profondes.
Pourtant, la colère était palpable dans les bureaux de vote. Une colère froide, presque sereine, comme si les habitants des quartiers populaires surpeuplés de Mexico s'étaient donné le mot pour aller jusqu'au bout de leur audace.
"On est tous désespérés, économiquement et moralement, expliquait un employé d'une agence de voyage qui s'apprêtait à voter, comme la plupart de ses collègues de travail, pour le Parti de la révolution démocratique (PRD, opposition de gauche). On a fini par se rendre compte que toutes les promesses du PRI n'étaient que de vulgaires mensonges pour se maintenir au pouvoir. Cette fois, on va lui donner une leçon, et j'espère qu'il n'y aura pas de fraude, comme en 1988, quand le gouvernement a empêché Cardenas de gagner la présidence."
Clientélisme et achats de vote
Lors des élections générales de 1988, un 6 juillet aussi, le candidat du PRI, Carlos Salinas, avait été proclamé vainqueur avec 50,7 % des suffrages à la suite d'une panne suspecte de l'ordinateur central du ministère de l'intérieur. Neuf ans plus tard, jour pour jour, on allait assister à un scrutin totalement différent, confié à un organisme autonome au-dessus de tout soupçon, l'Institut fédéral électoral.
Le PRI n'ayant pas perdu ses bonnes vieilles habitudes en matière de clientélisme et d'achats de vote, il y eut quelques incidents, dénoncés par l'opposition, dans les régions rurales, plus difficilement contrôlables. Mais ce qui était autrefois la règle n'est plus aujourd'hui que l'exception. La fraude, qui était le principal thème de discussion après chaque scrutin, n'a guère retenu, cette fois, l'attention de la presse et des partis.
L'acceptation officielle des victoires de l'opposition est en soi toute une révolution. "C'est un peu comme la révolution de velours en Tchécoslovaquie, constatait, euphorique, Amalia Garcia, membre de la direction du PRD. Le peuple a voté pour mettre fin à la dictature du pouvoir exécutif sur le Parlement, qui va enfin pouvoir exercer son autorité sans être soumis à l'écrasante majorité du PRI." Son collègue Porfirio Munoz Ledo, qui dirigera sans doute le groupe parlementaire du PRD à partir de septembre et s'est érigé en un des opposants les plus acharnés du régime, est convaincu que les élections de dimanche "ont mis fin à l'hégémonie du PRI et donné le coup d'envoi à la création d'un véritable système de partis qui permettra de conduire le Mexique à la normalité démocratique".
Le Mexique, qui donna si souvent des leçons au reste de l'Amérique latine et accueillit généreusement sur son territoire des milliers d'exilés politiques au cours des années 70, avait construit avec un certain succès l'image d'une nation où régnait un consensus démocratique basé sur les valeurs de la révolution de 1910. Les récentes prouesses de l'opposition ont fini par imposer deux notions : l'alternance et la cohabitation, qui n'avaient pas droit de cité dans un pays où régnait jusqu'alors ce qu'on a appelé la "simulation démocratique".
Le PRI exerçait en effet un monopole absolu sur le pouvoir et doit son exceptionnelle longévité à ses caractéristiques très particulières qui, selon un de ses dirigeants, avaient suscité l'admiration du général de Gaulle lors de son voyage officiel au Mexique. Formidable machine créée par les généraux révolutionnaires et leurs successeurs, le PRI était un parti au service du "monarque" en exercice, une simple courroie de transmission du pouvoir et de ses choix idéologiques du moment : populiste dans les années 30, tiers-mondiste à partir de 1970 ou libéral depuis les années 80. Nationaliste toujours et fort peu démocratique, le régime ayant établi pour règle d'or que l'opposition était contre-révolutionnaire par nature et ne pouvait donc en aucun cas accéder au pouvoir.
Grâce à un habile dosage combinant mesures sociales, prébendes, fraude électorale et répression, le système s'assura durant plusieurs décennies le soutien des syndicats, des paysans et des intellectuels qui, aujourd'hui, se rebiffent contre la figure paternelle.
Le PRI tire la leçon
La machine a donc fini par s'essouffler sous la pression d'une société de plus en plus rebelle et organisée face à un pouvoir devenu incapable de gérer la modernisation du pays et de répondre aux défis posés par l'ouverture des frontières et la mondialisation des échanges. Quatre-vingts ans après l'avoir inscrit dans la Constitution de 1917, le vieux régime s'est vu contraint d'honorer le principe du respect du suffrage populaire en organisant des élections dont les résultats ont été acceptés par toutes les forces politiques.
Si le système a fait son temps, le PRI n'a pas nécessairement dit son dernier mot. Le président Ernesto Zedillo, qui s'était engagé à fond dans la campagne électorale en faveur de son parti, a opéré un revirement spectaculaire quelques jours avant le scrutin pour limiter le coût politique de l'inévitable défaite. Avec un sens certain de l'opportunité, il a chaleureusement félicité M. Cardenas quelques heures à peine après la fermeture des bureaux de vote, rappelant, à juste titre, qu'il avait été l'architecte de la réforme électorale adoptée en 1996 pour permettre aux partis de s'affronter à armes égales, ou presque.
Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, M. Zedillo a souligné que le PRI restait, malgré tout, "la première force politique à la Chambre des députés" et conservait la majorité absolue au Sénat. "En respectant pleinement les règles de la lutte électorale, a-t-il ajouté, le PRI a obtenu une légitimité démocratique indéniable." Le coup d'accélérateur à la démocratisation, si souvent ajournée, a créé une certaine euphorie au sein de l'opposition et, là où on l'attendait le moins, dans les milieux d'affaires, qui y voient le signe d'un retour à la stabilité politique après les turbulences provoquées, à partir de janvier 1994, par le soulèvement zapatiste au Chiapas et les assassinats de deux hauts dirigeants du PRI.
BERTRAND DE LA GRANGE
Le Monde du 12 juillet 1997
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