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Article de presse: Révolution et continuité au Vietnam

Publié le 17/01/2022

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30 avril 1975 - Quarante-huit heures seulement après l'entrée des chars communistes dans Saigon-rebaptisée Ho-Chi-Minh, Ville, les commentateurs du Monde s'interrogent sur l'événement qui a vu l'achèvement victorieux pour les communistes vietnamiens d'une lutte commencée trente ans plus tôt contre la France pour la libération de leur pays et l'écroulement de la politique d'endiguement menée par les Etats-Unis, première puissance mondiale, dont c'est le premier grand revers depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Jacques Decornoy essaie de trouver dans le passé du Vietnam des raisons d'espérer pour ce pays un avenir exempt de dogmatisme et André Piettre tente une analyse de l'impérialisme américain où il décèle d' " irrémédiables faiblesses ", Articles datés et marqués par l'esprit du temps et qui témoignent de la difficulté pour le journaliste ou l'historien de prendre " à chaud " du recul par rapport à l'actualité. " L'histoire est à la fois révolution et continuité. " Cette constatation est reprise à l'envi par les publicistes vietnamiens. Confucius n'est pas brûlé en effigie sur la place Ba-Dinh de Hanoï. La doctrine en vigueur est marxiste, mais l' " oeuvre des lettrés " appartient au " patrimoine national, que doit assimiler la société nouvelle " (1)La " révolution " absorbe en quelque sorte la " continuité " confucéenne. Les Vietnamiens ont toujours parlé volontiers de leur histoire plurimillénaire. Lorsqu'en 1428 l'écrivain-stratège Nguyen Trai aide Lê Loi à fonder la dynastie des Lê, il note : " Nous avons levé l'étendard pour chasser l'agresseur. Notre patrie, terre de civilisation millénaire... " Nguyen Trai, le confucéen, parle comme Le Duan et Giap, pourrait-on dire sans paradoxe. La rupture révolutionnaire a, de la sorte, une odeur de campagne. D'un peuple de paysans sort une armée de techniciens capables de manier radars et fusées. Mais si la stratégie peut parfois être qualifiée de " russe " (les chars qui foncent) ou de " chinoise " (les villes encerclées), les offensives sont menées par des révolutionnaires vietnamiens en prise sur leur société-et donc sur ses traditions-avec, comme but politique, la transformation des rapports sociaux. La rage de vaincre des Américains s'est épuisée jusqu'à l'agonie de la défaite sur cette " rage d'être Vietnamien " (2) Parce qu'ils menaient le combat pour le statu quo social, les Etats-Unis n'ont pu que s'appuyer sur une société vietnamienne sans enracinement populaire. N'ayant pas le paysannat de leur côté et ne pouvant fonder leur action sur la culture du peuple vietnamien, ils ont tenté de modifier le paysage humain, en espérant changer de la sorte le paysage politique. La paillote refusait son appui? Elle serait rasée, et des millions de familles rurales, urbanisées de force, changeraient de mentalité, croyait-on à Washington, et apporteraient une base sociale au régime de Saigon. Ce gigantesque effort a été totalement vain. Les " hameaux de la nouvelle vie " du temps de Diem, les cercles de bidonvilles de réfugiés nés plus tard autour des villes, n'ont pas plus consolidé le système anticommuniste que les projets économiques (sans modification des rapports de production) de la Banque asiatique de développement et les suggestions d'enquêteurs de la Banque mondiale. Les valeurs importées étaient d'abord ressenties comme une agression. L'extraordinaire succès des poèmes chantés de Trinh Cong Son (que Thieu fit interdire) dans des couches urbaines apparemment occidentalisées, " modernisées ", ne s'explique pas autrement; au plus fort de la guerre américaine, les Vietnamiens rêvaient du Vietnam dans Saigon. Il faut avoir ces données en tête pour comprendre l'actualité et poser, fût-ce sans y répondre, quelques questions concernant l'avenir. Ce n'est pas un hasard si les masses urbaines ne se sont pas mobilisées pour défendre un concept de liberté défini outre-Pacifique, et si l'armée de Thieu s'est volatilisée. Désormais, la très grande majorité de la population sera sans doute soumise à ce qui, à l'étranger, ne manquera pas d'être présenté comme " une purification menée par les austères cadres du Nord ". Peut-être est-il plus juste de parler de retrouvailles avec des valeurs traditionnelles. Le Vietnamien est pudique (un cadre du Hanoï nous disait avoir été choqué par telle scène d'un film, non pas américain mais tchécoslovaque...). Il est respectueux de la famille, en particulier des personnes âgées, et l'un des reproches les plus significatifs qu'il adresse aux Américains est d'avoir créé une situation où des gosses, dévoyés par la misère, attaquent des vieillards pour leur voler 3 sous. Il y a deux semaines, des soldats mutinés ont labouré le caveau familial de Thieu. Ce sacrilège inouï devait, à leurs yeux, en effacer un autre: le reniement par le général-président du passé vietnamien, sa trahison des ancêtres. La réunification en profondeur du pays passe d'abord par cette volonté des Vietnamiens de se retrouver entre eux, chez eux. Mais elle implique d'autres conditions. La première est socio-économique. Le Nord est socialiste depuis plus de vingt années. Au Sud, la transformation des structures sociales prendra nécessairement du temps, surtout si le pouvoir veut éviter ces " graves erreurs " commises en R.D.V. en 1955, et que note la très officielle histoire du communisme vietnamien. Or, comment va se faire la réforme agraire (elle-même relancée l'an dernier en R.D.V.)? Comment les paysans vont-ils s'organiser? Nombre d'entre eux, dans le delta du Nam-Bo (l'ancienne Cochinchine) se sont habitués, depuis quelque temps, à l'usage de machines, encore rares au Nord: ils ont donc été en contact avec un monde " moderne " " Moderne? Attention!, nous fut-il dit récemment à Hanoï. Qui est moderne? Le paysan à motoculteur dans une société inchangée? Ou celui du delta du fleuve Rouge, dont la mentalité a évolué, qui tient ses comptes à la coopérative et commence réellement à sortir de l'ère féodale? " Il va falloir aussi reconstruire, et une aide extérieure sera nécessaire pour le Sud-mais sans conditions politiques! Qui survole le pays du 17e parallèle à Hué, mesure l'étendue du désastre. D'immenses zones de forêt ont disparu. Dans des districts entiers les terres sont inutilisables. Le Sud avait perdu, dès 1970, un quart de son troupeau de buffles. L'action des produits chimiques n'a pas fini de se faire sentir. Il faudra faire sauter des centaines de milliers de mines, de bombes et d'obus non explosés, réinstaller des millions de réfugiés, les nourrir en attendant que les premières récoltes arrivent à maturité. Il est encore trop tôt, d'autre part, pour affirmer qu'un seul gouvernement-celui de Hanoï-va rapidement diriger l'ensemble du pays. Le Nord fait partie du camp socialiste mais, déjà, le gouvernement révolutionnaire du Sud réaffirme sa volonté de se situer dans le monde des pays non alignés. Cette décision pourrait d'ailleurs aider Hanoï à prendre ses distances avec les pays frères et-sans changer de camp, mais en mettant à profit le particularisme du Sud-s'insérer dans un tiers-monde qui cherche sa voie. Désormais pourtant, le PC-qui s'appelle au Nord le Parti des travailleurs-devrait apparaître au Sud au grand jour. C'est lui qui, branches septentrionale et méridionale confondues, a dirigé la lutte depuis 1954 avec, peut-on penser, des " experts " des questions du Sud à la pointe du combat; par exemple, M. Le Duan, le premier secrétaire du mouvement, et M. Le Duc Tho, membre du bureau politique et coriace interlocuteur de M. Kissinger. Tous les textes affirment, avec M. Le Duan, que " la lutte révolutionnaire dans le Sud est à la fois une lutte pour parachever l'indépendance nationale et une lutte de classes très âpre ". Le premier but est atteint. Le second ne l'est pas. Pour tenir compte d'une réalité sociale extrêmement complexe, et dans la ligne définie depuis longtemps par le FNL, il ne serait pas étonnant que naisse au Sud, comme cela s'est fait au Nord, un Front de la patrie, organisation plus vaste que le PC et regroupant, selon une stratégie définie par les communistes, d'autres groupes politiques, les syndicats, diverses " organisations de masse ", les représentants des résidents chinois, etc. Une telle évolution était d'ailleurs déjà esquissée dans le discours prononcé en 1972 devant le troisième congrès du Front de la patrie par M. Hoang Quoc Viet (3) Incertitude pour l'avenir " Le Nord socialiste, grand arrière de la révolution pour tout le pays ", va-t-il donc devenir le modèle à suivre? La réponse doit être nuancée. Car la RDV est elle-même très en retard sur le plan économique. Ce pays se cherche. N'y est-il pas question de " dégraisser " le PC d'une partie de ses membres et de ses cadres dénués d'aptitude? La question du " passage à la grande production socialiste " n'est-elle pas toujours discutée-non quant au fond mais quant aux modalités? Les mentalités n'y demeurent-elles pas souvent réfractaires aux nécessités d'une économie plus moderne, plus scientifique? En outre se pose le problème de la relève des vieux dirigeants, que le IVe congrès devrait en principe résoudre. Il y aura sans doute interaction du Nord et du Sud, deux régions aux défis différents, aux degrés de destruction et de construction différents. La situation est d'une telle complexité, la réalité possède tant de facettes, que nul ne devrait savoir avec exactitude à Hanoï et à Saigon à quoi ressemblera le Vietnam de demain. Du moins espérons-le, car rien ne serait plus préjudiciable à ce pays que de lui appliquer des solutions dogmatiques. Entre la " révolution " et la " continuité ", seule une dialectique souple et habilement utilisée peut faire du Vietnam vietnamien un grand pays. JACQUES DECORNOY Le Monde du 3 mai 1975

« en 1955, et que note la très officielle histoire du communisme vietnamien.

Or, comment va se faire la réforme agraire (elle-mêmerelancée l'an dernier en R.D.V.)? Comment les paysans vont-ils s'organiser? Nombre d'entre eux, dans le delta du Nam-Bo (l'ancienne Cochinchine) se sonthabitués, depuis quelque temps, à l'usage de machines, encore rares au Nord: ils ont donc été en contact avec un monde" moderne " " Moderne? Attention!, nous fut-il dit récemment à Hanoï.

Qui est moderne? Le paysan à motoculteur dans unesociété inchangée? Ou celui du delta du fleuve Rouge, dont la mentalité a évolué, qui tient ses comptes à la coopérative etcommence réellement à sortir de l'ère féodale? " Il va falloir aussi reconstruire, et une aide extérieure sera nécessaire pour le Sud-mais sans conditions politiques! Qui survole le pays du 17 e parallèle à Hué, mesure l'étendue du désastre. D'immenses zones de forêt ont disparu.

Dans des districts entiers les terres sont inutilisables.

Le Sud avait perdu, dès 1970, unquart de son troupeau de buffles.

L'action des produits chimiques n'a pas fini de se faire sentir.

Il faudra faire sauter des centainesde milliers de mines, de bombes et d'obus non explosés, réinstaller des millions de réfugiés, les nourrir en attendant que lespremières récoltes arrivent à maturité. Il est encore trop tôt, d'autre part, pour affirmer qu'un seul gouvernement-celui de Hanoï-va rapidement diriger l'ensemble dupays.

Le Nord fait partie du camp socialiste mais, déjà, le gouvernement révolutionnaire du Sud réaffirme sa volonté de se situerdans le monde des pays non alignés.

Cette décision pourrait d'ailleurs aider Hanoï à prendre ses distances avec les pays frères et-sans changer de camp, mais en mettant à profit le particularisme du Sud-s'insérer dans un tiers-monde qui cherche sa voie. Désormais pourtant, le PC-qui s'appelle au Nord le Parti des travailleurs-devrait apparaître au Sud au grand jour.

C'est lui qui,branches septentrionale et méridionale confondues, a dirigé la lutte depuis 1954 avec, peut-on penser, des " experts " desquestions du Sud à la pointe du combat; par exemple, M.

Le Duan, le premier secrétaire du mouvement, et M.

Le Duc Tho,membre du bureau politique et coriace interlocuteur de M.

Kissinger.

Tous les textes affirment, avec M.

Le Duan, que " la lutterévolutionnaire dans le Sud est à la fois une lutte pour parachever l'indépendance nationale et une lutte de classes très âpre ".

Lepremier but est atteint.

Le second ne l'est pas.

Pour tenir compte d'une réalité sociale extrêmement complexe, et dans la lignedéfinie depuis longtemps par le FNL, il ne serait pas étonnant que naisse au Sud, comme cela s'est fait au Nord, un Front de lapatrie, organisation plus vaste que le PC et regroupant, selon une stratégie définie par les communistes, d'autres groupespolitiques, les syndicats, diverses " organisations de masse ", les représentants des résidents chinois, etc.

Une telle évolution étaitd'ailleurs déjà esquissée dans le discours prononcé en 1972 devant le troisième congrès du Front de la patrie par M.

HoangQuoc Viet (3) Incertitude pour l'avenir " Le Nord socialiste, grand arrière de la révolution pour tout le pays ", va-t-il donc devenir le modèle à suivre? La réponse doitêtre nuancée.

Car la RDV est elle-même très en retard sur le plan économique.

Ce pays se cherche.

N'y est-il pas question de" dégraisser " le PC d'une partie de ses membres et de ses cadres dénués d'aptitude? La question du " passage à la grandeproduction socialiste " n'est-elle pas toujours discutée-non quant au fond mais quant aux modalités? Les mentalités n'ydemeurent-elles pas souvent réfractaires aux nécessités d'une économie plus moderne, plus scientifique? En outre se pose leproblème de la relève des vieux dirigeants, que le IV e congrès devrait en principe résoudre. Il y aura sans doute interaction du Nord et du Sud, deux régions aux défis différents, aux degrés de destruction et deconstruction différents.

La situation est d'une telle complexité, la réalité possède tant de facettes, que nul ne devrait savoir avecexactitude à Hanoï et à Saigon à quoi ressemblera le Vietnam de demain.

Du moins espérons-le, car rien ne serait pluspréjudiciable à ce pays que de lui appliquer des solutions dogmatiques.

Entre la " révolution " et la " continuité ", seule unedialectique souple et habilement utilisée peut faire du Vietnam vietnamien un grand pays. JACQUES DECORNOYLe Monde du 3 mai 1975. »

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