Article de presse: Pol Pot, le diable le plus secret du XXe siècle
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
15 avril 1998 - Le diable avait teint ses cheveux. La dépouille mortelle de Pol Pot arborait une tignasse noire alors qu'avant sa mort il était coiffé de blanc, le blanc de ses soixante-treize ans.
Pol Pot a été le diable le plus secret du XXe siècle. Pendant près de quarante ans, il s'est caché dans la forêt. Ses rencontres avec des journalistes se comptent sur les doigts d'une main et les trois dernières, depuis 1997, lui ont été imposées. Au lendemain de sa prise du pouvoir, en 1975, on ne savait même pas qu'il s'agissait de Saloth Star. De rares films réalisés pour la propagande ou à l'occasion de deux visites à Pékin en ont brossé un portrait physique un peu flou et changeant.
Il ne laisse pratiquement aucun texte théorique et les seuls documents de sa main sont des ordonnances et des instructions. A telle enseigne qu'on se demande encore les parts respectives, dans son projet, de plusieurs facteurs : du retour à une société agraire, au " Khmer originel " , ou à la grandeur passée ; de la peur, qui explique en partie l'évacuation tragique des villes ; de l'influence de la Révolution culturelle chinoise ; de la paranoïa croissante du complot, qui se traduit par des massacres de minorités (Chinois, Chams, Vietnamiens) ou de membres de " classes " honnies (ceux qui portent des lunettes, qui parlent une langue étrangère, etc.) et par de sanglantes purges ; d'une fuite des réalités, avec des chantiers sans logique ou des attaques contre le Vietnam.
En subissant un ravalement capillaire, le vieillard malade a-t-il cru pouvoir, encore une fois, falsifier son identité ? Ou a-t-il voulu se redonner la vigueur attribuée, en Asie, à la santé de la chevelure ? Quoi qu'il en soit, ainsi s'en est allé un dictateur sanguinaire à qui seul sans doute un concours de circonstances - la guerre - permit de torturer un peuple. Au bas mot, l'homme a éliminé un quart des Cambodgiens, infligé des tortures physiques et mentales aux survivants et à leurs descendants.
Après sa disparition, il continuera d'imposer, non seulement à la mémoire des Khmers, mais aussi à la planète tout entière, une question qui n'est pas du seul ressort des politiciens : comment une telle tragédie a-t-elle pu se produire sans engendrer de réaction occidentale, en dépit des cris d'alarme lancés par quelques témoins ? Pourtant, après le communisme russe, la Shoah, le maoïsme, et leurs cortèges de victimes, le pire pouvait être sûr. Encore fallait-il être à l'écoute.
Avant même d'étendre leur autorité à l'ensemble du pays, Pol Pot et ses collaborateurs avaient élaboré la redoutable théorie du " peuple nouveau " . Ce seul libellé remet en mémoire l'aphorisme prêté par Bertolt Brecht au dictateur absolu : quand le peuple ne convient plus à ses gouvernants, il faut dissoudre le peuple. Dès lors, comment et pourquoi hésite-t-on encore à prononcer le seul mot qui désigne " l'oeuvre " de Pol Pot : un génocide ? Sans qualificatif-excuse, sans recours à une hiérarchie établie au vu du nombre de victimes, mais dans le sens communément admis d'extermination totale ou partielle d'un peuple ou d'un groupe ethnique, social ou religieux, quatre critères qui s'appliquent au drame cambodgien.
Vaincre les résistances
Si le terme génocide doit être retenu, ses implications actuelles doivent être prises en compte et les démarches entreprises doivent dépasser le cadre strict du Cambodge, au même titre que la tragédie elle-même le dépasse : non par amnésie mais par intérêt, par peur ou, plus simplement, parce qu'ils se sentent encore trop pris par la tragédie, les dirigeants cambodgiens, toutes tendances confondues, ne pousseront pas à ce qui serait, à leurs yeux, un exorcisme.
Mais la disparition de Pol Pot n'absout pas ses anciens compagnons. Il n'y a pas prescription, sauf à jeter un discrédit sur les efforts entrepris pour établir une juridiction internationale ayant autorité sur les crimes contre l'humanité. Certes, la répartition des responsabilités dans la tragédie khmère en sera plus difficile. Certains acteurs en mesure de témoigner ou de débloquer des barrages administratifs vont résister. Or chacun sait, ici comme ailleurs, combien le blanc et le noir ont tendance, en pareilles circonstances, à se mêler.
Le fait qu'il n'y aura pas de réponses simples aux questions d'un jury ne doit pas occulter l'aveuglement de ceux qui, encore une fois, ne voulurent pas savoir à temps. Bonne conscience, intentions louables et sentiments de culpabilité ont toujours fait partie du ciment scellant la complicité coupable avec des abominations. Il y a peut-être naïveté à imaginer qu'on puisse ainsi réglementer l'histoire alors même qu'elle se fait. Mieux vaudrait pourtant le tenter que d'envisager sans réagir l'éventualité de voir quelque nouveau Pol Pot quitter la scène en toute impunité après une dernière visite chez le coiffeur.
FRANCIS DERON et JEAN-CLAUDE POMONTI
Le Monde du 21 avril 1998
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