Article de presse: Oradour: la vitrine d'un malheur
Publié le 22/02/2012
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Mémoire 1990 - Dans le nouvel Oradour, qui se dresse, depuis 1953, à quelques mètres des ruines, les façades grises, les rues sans nom, baptisées d'un numéro, l'église aux allures de mirador, forment la vitrine d'un malheur, figé dans l'affliction. Pendant vingt ans, les habitants ont respecté le deuil des familles. Pas un enfant, pas un rire, pas un baptême ni un mariage, pas une fête du calendrier ne sont venus troubler ce silence de cimetière. Un coma collectif, encore favorisé par la mauvaise gestion, disent certains, du premier maire de la commune, qui n'avait pas su ou pas voulu tirer le village de sa léthargie. " Le pauvre, il vivait comme un bohémien, raconte M. Robert Lapuelle, son successeur depuis trente-sept ans à l'hôtel de ville. Il est mort dans la misère. " Avant d'ajouter, narquois : " Je me souviens qu'au procès de Bordeaux, il était venu en pantoufles... "
Un vent nouveau
Le procès de vingt et un soldats de la division SS responsable du massacre, qui s'était ouvert en janvier 1953 devant le tribunal militaire de Bordeaux, n'a pas peu contribué à l'isolement d'Oradour. L'amnistie des douze Alsaciens qui figuraient parmi les condamnés, votée le 20 février 1953 par le Parlement, avait marqué le début d'une " rupture complète entre le nouveau bourg et l'Etat ", se souvient M. Lapuelle. Le village s'était replié sur lui-même, décidant de ne plus recevoir, à l'avenir, aucun représentant de l'Etat, à l'exception, toutefois, du général de Gaulle. " Les familles des victimes se sont senties abandonnées ", déclare M. Lapuelle.
Elles ont alors placardé, à l'entrée des ruines, la liste des parlementaires ayant voté l'amnistie, avant de boycotter le martyrium officiel. En contrepartie, les pouvoirs publics se sont totalement désintéressés d'Oradour, qui allait rester prostré neuf ans encore. Neuf ans : le temps qu'il a fallu à M. Lapuelle pour réunir onze joueurs dans une équipe de football municipale et pour lancer une campagne nationale, en 1962, sur le thème du " droit de vivre à Oradour ". La renaissance devait passer par le sport, estime cet ancien médecin, qui organise, dans la foulée, une grande course cycliste, donne sa bénédiction à la société de chasse et encourage les banquets de noces.
" Je me souviens de l'avoir vu pleurer, raconte une jeune femme d'Oradour, quand, pour la première fois, j'ai fêté mon anniversaire au foyer des jeunes. " Le pharmacien profite, alors, de ce vent nouveau pour faire " acte de rébellion ". " Je me suis gardé de leur demander leur avis, déclare-t-il avec malice, avant de repeindre en rose pâle le crépi gris de mon officine. " Pour autant, la page n'est pas tournée. Quand le président de la République, dont le nom figurait parmi ceux des parlementaires ayant voté l'amnistie, entreprend, en 1982, de se rendre à Oradour, il réveille aussitôt l'humeur hostile de tous les habitants. " Il a fallu que M. Marcel Rigout [ministre communiste de la formation professionnelle] fasse preuve de persuasion auprès des communistes d'Oradour ", se souvient le maire, pour que toute la population du village n'aille pas à la pêche ce jour-là.
" On ferait mieux de raser ces ruines "
...Le maire d'Oradour a dû longtemps batailler avec l'Association des familles des victimes pour tirer sa commune d'un culte trop austère du souvenir il est fier d'avoir obtenu l'adhésion de l'association au projet qui lui tient le plus à coeur : le réaménagement de la place du village. Une opération de 2 millions de francs, " avec plantation de verdure ", pour " en finir avec cette tristesse ", espère-t-il. Cela risque de ne pas suffire pour remédier à l'ennui de la jeunesse, qui souffre de l'atmosphère régnant à Oradour. Certains jeunes, exaspérés, le disent sans détour : " On ferait mieux de raser ces ruines ! " La boutade est reprise au vol par d'autres, en dehors du bourg.
" Je ne vois vraiment pas qui pourrait assumer un tel acte ", déclare M. Jean-Claude Peyronnet, député (PS), président du conseil général de la Haute-Vienne. Au contraire, le souci de beaucoup, aujourd'hui comme en 1946, est de maintenir Oradour " dans le meilleur état de destruction possible ". Un projet est à l'étude, qui prévoit la construction d'un centre international d'information et de documentation, en association avec le ministère de la culture, à proximité du village martyr. " Un lieu d'information sur le massacre d'Oradour et de réflexion sur les atrocités de la guerre ", précise M. Peyronnet.
L'idée est chère au maire d'Oradour et réconcilierait peut-être définitivement l'Etat avec les membres des familles des victimes. Ceux qui arpentent les rues du vieil Oradour presque tous les jours, au milieu des pans de murs déchiquetés, en direction du cimetière. " Personne ne peut se mettre à notre place, confie l'un des rescapés du massacre. Oradour s'est arrêté le 10 juin 1944. Mais, cela va vous paraître drôle, plus je m'y promène, plus je vois des visages qui sourient à travers les fenêtres. "
BEATRICE JEROME
Le Monde du 28 décembre 1990
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