Article de presse: Nuit de la liberté à la Sorbonne
Publié le 17/01/2022
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13 mai 1968 - " Le quartier Latin aux étudiants ! ", ce slogan lancé depuis la fermeture de la Sorbonne s'est brusquement concrétisé lundi soir.
Après l'avoir complètement investie, les étudiants l'ont " ouverte " à la population, appelant les " ouvriers et les travailleurs " à venir discuter avec eux " des problèmes de l'Université ". Ce fut une extraordinaire nuit de liberté exaltée, de discussions fiévreuses pour " changer la société ". D'un coup, l'ordre paraissait avoir disparu.
Tandis que des groupes déambulaient, discutant sur la chaussée du boulevard Saint-Michel, des étudiants faisaient eux-mêmes la police en détournant les voitures.
Dans la nuit chaude, des milliers de personnes allaient à la Sorbonne.
Beaucoup d'entre elles pénétraient pour la première fois de leur vie dans ce temple de la culture.
Les drapeaux rouges de Victor Hugo
Dans la cour, de petits groupes assis sur les dalles discutaient paisiblement tandis qu'un orchestre de jazz rythmait le brouhaha.
Victor Hugo et Pasteur, effigies solennelles haut situées sur leur socle, portaient dans leurs bras des drapeaux rouges.
A l'intérieur, on aurait dit les assemblées révolutionnaires vues par Abel Gance. Dans des amphithéâtres combles régnait la " liberté d'expression ", nouveau droit chèrement conquis sur les barricades de vendredi. On s'enivrait de paroles enthousiastes.
Ici le thème était : " L'Université critique " là : " Luttes ouvrières, luttes étudiantes " ailleurs : " Les pouvoirs dans l'Université ".
Partout, follement applaudis, des orateurs relançaient le mot d'ordre de boycottage des examens tant que l'on n'aurait pas obtenu la démission du ministre de l'intérieur, M. Fouchet, et du préfet de police, M. Grimaud.
Partout aussi la liaison avec les travailleurs était l'un des points le plus souvent affirmé. " Il faut aller aux portes des usines pour s'expliquer avec les ouvriers. " Ceux-ci, en petit nombre et des jeunes pour la plupart, étaient présents dans les différents amphithéâtres.
Ils étaient attirés par cette révolte des étudiants se développant de façon anarchique et en dehors des organisations et des syndicats dominés par les notables. Cette vague d'enthousiasme n'empêchait pas une sévère autocritique.
Dans cette sorte de vague de fond qui a soulevé des milliers d'étudiants et de lycéens, on distingue deux types de revendications : la réforme de l'Université et celle de la société.
A propos de la première, les manifestants ont balayé des obstacles qui paraissaient infranchissables. C'est ainsi que les doyens des facultés des lettres, dans une sorte de " nuit du 4 août ", viennent d'accepter ce que la plupart d'entre eux refusaient jusqu'alors : la présence de représentants étudiants élus à différents organismes universitaires.
Des revirements aussi surprenants ont eu lieu dans d'autres facultés sur le même sujet, et notamment à celle de droit à Paris.
Cette prise de conscience par de nombreux universitaires de la nécessité et de l'urgence de changements profonds est certainement l'une des conquête les plus importantes du mouvement de protestation.
Mais elle reste très fragile. En effet, sauf en sciences, où le courant novateur s'est largement implanté depuis quelques années parmi le corps enseignant, une grande partie des professeurs restent très hostiles aux revendications des étudiants.
Les différents groupements qui ont organisé le mouvement de protestation sont placés devant des choix difficiles : il leur faut négocier cette réforme de l'Université avec les novateurs, mais aussi avec le gouvernement, ou poursuivre la révolution, ce qui est l'objectif majeur de certains d'entre eux. Mais, ayant eux-mêmes dénoncé la passivité de la grande majorité des étudiants, ils savent que cette radicalisation risque de leur faire perdre très vite une bonne partie de leurs troupes actuelles.
BERTRAND GIROD DE L'AIN
Le Monde du 15 mai 1968
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