Article de presse: Nouvelles scènes d'émeute à Paris et en province
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
24 mai 1968 - Les graves manifestations qui se sont déroulées dans la capitale et en province ont fait deux morts (un manifestant à Paris, un commissaire de police à Lyon) et plusieurs centaines de blessés. Comme on pouvait le redouter, des scènes d'émeute, dans la soirée de vendredi et au cours de la nuit, se sont déroulées dans divers quartiers de Paris, et non plus seulement au quartier Latin. Celui-ci, toutefois, a été une fois encore le principal centre des troubles.
Les événements ont commencé autour de la gare de Lyon, après que les manifestations organisées par la CGT eurent entrepris de se disloquer dans le calme.
L'esplanade de la gare, en effet, servait de point de ralliement à un autre cortège qui était placé sous l'égide de l'UNEF, du SNES-sup et du Mouvement du 22 mars. Il comprenait environ vingt mille personnes et avait pour objet de protester contre l'interdiction de séjour frappant M. Cohn-Bendit.
Vers 19 heures, le Mouvement du 22 mars lança, à travers une foule un peu hésitante, le mot d'ordre " A l'Hôtel de Ville ".
Pour empêcher les manifestants d'emprunter la direction de ce bâtiment, les forces de police prirent place rue de Lyon, à la hauteur de la place de la Bastille. Après avoir entendu l'allocution du général de Gaulle, une partie de la foule, vers 20 h 30, entreprit de dresser des barricades, puis de lancer des projectiles contre les forces de l'ordre. Celles-ci chargèrent. Dès lors, les incidents devaient s'enchaîner et s'aggraver jusqu'à l'aube.
La foule se scinda en groupes confus, mais à l'intérieur desquels on peut distinguer deux courants. L'un, après avoir reflué en direction de la place de la Nation, se dirigea vers la Bourse et les grands boulevards. L'autre aboutit sur la rive gauche au quartier Latin. Le premier, au cours de la nuit, finit par rejoindre le second.
Continuellement, pendant neuf heures, les manifestants ont entrepris d'édifier des barricades, d'allumer des foyers d'incendie sur les chaussées et ont affronté les forces de police à coups de pierres et de pavés.
Ils ont en outre mis le feu à la Bourse de Paris et quelques-uns ont saccagé deux commissariats place de l'Odéon et rue Beaubourg.
Les forces de l'ordre, de leur côté, ont, comme les nuits précédentes, fait abondamment usage de grenades lacrymogènes et offensives, ont recouru à des autopompes et se sont livrées à de nombreuses charges.
Des blessés durement frappés
Aux excès des manifestants, les policiers ont malheureusement répondu par d'autres excès. De multiples témoignages établissent que des individus isolés et même des blessés ont été durement frappés.
Quelques journalistes eux-mêmes n'ont pas été épargnés. Plus grave encore : des jeunes gens, interpellés après avoir tenté d'attaquer le commissariat du Panthéon, ont été molestés et battus à l'intérieur de celui-ci. Leurs cris s'entendaient de la rue.
Des altercations se sont également produites entre policiers et secouristes étudiants.
Après cette nuit d'émeutes, une première question se pose : à quelles couches de la population appartiennent les éléments les plus décidés à la violence ?
Il est certain que des jeunes ouvriers s'étaient mêlés au cortège des étudiants qui devait aboutir à la gare de Lyon. On a vu aussi des vétérans des luttes ouvrières participer à l'édification des barricades et aux bagarres. Selon certains observateurs, il y avait des groupes bien organisés. Mais l'ensemble de la foule semblait participer spontanément aux mouvements.
De jeunes voyous, des " blousons noirs ", des individus louches se sont-ils mêlés à cette foule ? C'est ce qu'a affirmé M. Christian Fouchet, en dénonçant la présence d'une " pègre ". L'explication paraîtra toutefois bien étroite.
Un autre point a retenu l'attention : l'ample participation de femmes et de jeunes filles aux manifestations, et parfois leur contribution à l'édification des barricades.
Une seconde question est soulevée : celle des responsabilités. Avant qu'il fût minuit, l'UNEF publiait un communiqué où elle les attribuait au gouvernement qui avait fait bloquer la place de la Bastille. Elle se déclarait " solidaire de toutes les initiatives prises par les manifestants pour organiser leur défense " et démentait les consignes de dispersion qu'on lui avait prêtées.
Au ministère de l'intérieur, on estimait que l'interdiction de séjour prise contre Daniel Cohn-Bendit n'était qu'un prétexte et que des groupes extrémistes étaient décidés à manifester de toute manière.
Ce qu'on peut affirmer, en tout état de cause, c'est que le ministère de l'intérieur recourt, pour le maintien de l'ordre, à une stratégie qui, ni sur le plan matériel ni sur le plan psychologique, ne paraît adaptée à une situation qui, sans doute, n'avait pas été prévue et qui demeure mal appréciée.
Vers 23 heures, Place Beauvau, on paraissait estimer que les choses ne s'étaient pas encore trop mal passées. Tout se passait comme si, en fin de compte, tout pouvait être toléré, sauf les barricades... qui constitueraient le signe visible que le gouvernement n'est pas maître de la rue.
Bilan provisoire, samedi matin à Paris : 795 interpellations, dont celles de 80 femmes 45 arrestations ont été maintenues les autres personnes interpellées sont au centre Beaujon pour vérification d'identité 456 personnes ont été soignées dans les hôpitaux et 178 d'entre elles ont été hospitalisées enfin et surtout, il y a eu un mort frappé à l'arme blanche... (1).
Le Monde du 26-27 mai 1968
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