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Article de presse: Nikita Khrouchtchev, un franc-tireur de la diplomatie

Publié le 22/02/2012

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12 octobre 1960 - On a retenu l'aspect humain, débonnaire, truculent, incontestablement sympathique du personnage, oubliant que Khrouchtchev fut aussi l'homme du défi à Berlin et de l'aventure à Cuba, qu'il faillit saborder l'ONU avec sa proposition de secrétariat à trois, pour ne pas parler de la répression hongroise, du mur de Berlin et de la bombe de 60mégatonnes. Khrouchtchev était-il donc l'apôtre de la coexistence pacifique, une sorte de Jean XXIII du communisme comme on l'a dit parfois, ou bien un grand " baroudeur " international, un faiseur de troubles et un amateur de cliquetis guerriers ? Sa diplomatie a été à la fois plus subtile et plus ambitieuse que celle de son prédécesseur Staline, parfois même en avance sur son temps... et sur ses moyens. Par exemple, il fut le premier à tirer le parti maximum du jeu de la dissuasion nucléaire, en brandissant contre l'Angleterre, lors de l'expédition de Suez en 1956, des fusées qu'il n'avait d'ailleurs probablement pas, et en intimidant l'Amérique, jusqu'en 1962, par une utilisation fracassante de ses succès dans l'espace. Il fut aussi le premier homme d'Etat à adapter la diplomatie de son pays à l'ère de la télévision et des télécommunications instantanées. Sans doute ses nombreux voyages dans le monde répondaient-ils à sa curiosité naturelle, à sa propension au contact direct avec les hommes et les choses, mais il sut aussi tirer habilement profit des possibilités que lui donnaient les mass media d'améliorer l'image de son régime à l'extérieur. C'est grâce à lui que le mythe des " hordes soviétiques prêtes à déferler sur l'Europe " s'effondra durablement, non sans mal d'ailleurs, puisqu'il eut affaire pendant toute la première partie de son règne à une administration américaine figée dans une vision manichéenne et très dogmatique du monde communiste. Comment s'étonner qu'il ait cherché en même temps, en communiste convaincu, à exploiter toutes les contradictions du camp d'en face, toutes les failles par où pouvait pénétrer l'influence soviétique ? Beaucoup moins méfiant, et finalement moins étroit dans ses conceptions que Staline, Khrouchtchev se rua sur les possibilités d'action qu'ouvrait à l'URSS l'émancipation du tiers-monde : il essuya des déboires au Congo et dans d'autres pays d'Afrique, mais c'est de son règne que datent l'implantation soviétique au Proche-Orient et l'installation d'un régime communiste à Cuba. Il perdit la Chine certes, et les historiens de l'avenir ne manqueront pas d'attribuer à ses foucades et à ses erreurs tactiques une bonne part de responsabilité dans cette défaite majeure de la diplomatie soviétique. Vis-à-vis des pays occidentaux, le bilan n'a certainement pas été à la mesure des efforts déployés. Des grands voyages aux Etats-Unis, en Angleterre, en France, des conférences " au sommet " de Genève en 1955, de Paris en 1960, de Vienne en 1961, de la tumultueuse session de l'ONU en 1960, il ne reste à peu près rien, si ce n'est des images hautes en couleur, de soulier sur la table et de conférences de presse tonitruantes. Les accords les plus importants de l'ère poststalinienne-les armistices de Corée et d'Indochine, le traité d'Etat autrichien-ont été passés avant la consolidation de Khrouchtchev au pouvoir et sont plutôt l'oeuvre de la direction collégiale dont il s'est débarrassé par la suite. La raison est sans doute que Khrouchtchev fut moins un négociateur qu'un éclaireur, une espèce de franc-tireur de la diplomatie, assez inventif pour désarçonner son partenaire, mais trop bavard pour l'impressionner de manière décisive. Le défi sur Berlin, qui occupa, de 1958 à 1962, quatre années cruciales de son règne, ne pouvait que conduire à l'échec, les ultimatums se dévaluant à force d'être répétés. Khrouchtchev y gagna, certes, le mur, et par conséquent une certaine consolidation de la RDA, mais il y perdit la considération de ses alliés et sa " crédibilité " à l'égard de l'Ouest tout en portant tort à ses efforts de détente. La faute fut à cet égard plus durable que celle de Cuba, où l'envoi des fusées ne fut, après tout, qu'une erreur de calcul plus grave que les autres. Du moins dans les deux cas, Khrouchtchev sut reculer en temps utile pour éviter la confrontation, même au risque de graves ennuis pour lui au Kremlin et chez ses alliés. Par là il se distingue de son prédécesseur, qui prenait des risques calculés mais se ménageait toujours une porte de sortie honorable. On savait M. " K " véhément brutal, voire menteur et insultant envers ses interlocuteurs étrangers, mais incapable d' " appuyer sur le bouton ", et suffisamment conscient de ce fait pour en tirer toutes les conséquences. MICHEL TATU Le Monde du 14 septembre 1971

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