Article de presse: " L'ordre nouveau " du général-président
Publié le 17/01/2022
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20 mai 1998 - La longévité politique du président Suharto s'explique par la nature même du système mis au point par le vieux général javanais. Au cours d'une trentaine d'années de règne, il aura réussi, avec une habileté consommée, à préserver son pouvoir en assurant la solidité d'un édifice complexe mais parfaitement structuré, isolant ses adversaires, suscitant de nouvelles allégeances et jouant, le cas échéant, sur les divisions des uns ou des autres, tout cela dans un seul but : éliminer ou prévenir, dès que la menace pouvait s'avérer dangereuse, toute opposition à un autocratisme tour à tour débonnaire et impitoyable. Une armée puissante, omniprésente aux niveaux politique, administratif et juridique, un parti, le Golkar, formation aux ordres et faire-valoir d'une démocratie de façade, une croissance économique soutenue, une opposition désorganisée et longtemps muselée sous prétexte de " péril rouge " , tout cela explique la pérennité d'un système patiemment mis sur pied par un général obscur nommé Suharto, au lendemain de la tentative de coup de force de 1965.
Car tout commence en cette nuit du 30 septembre à Djakarta, quand une poignée d'officiers rebelles " gauchistes " abattent six généraux de l'état-major de l'armée de terre, déclenchant aussitôt une féroce répression contre le coupable tout désigné de cette tentative : le PKI, parti communiste indonésien. L'histoire garde aujourd'hui tout son mystère. On ne saura peut-être jamais la part de manipulation intervenue dans cette affaire bien trouble dont le résultat déboucha plus tard sur l'élimination politique du président Sukarno et le massacre organisé (entre 200 000 et 500 000 morts) des Indonésiens soupçonnés de sympathie communiste. Après s'être débarrassé du très charismatique Sukarno, ce " père de l'indépendance " qui est révoqué en 1967, Suharto inaugure une nouvelle ère pour son pays, au nom d'un concept aux accents orwelliens : " l'ordre nouveau " .
Cet " ordre " fut l'habillage idéologique de deux ambitions qui seront atteintes ultérieurement : la stabilité politique et le développement économique. La première période de l'ère Suharto sera ainsi placée sous le signe de l'armée, dont la fonction n'est pas seulement de maintenir l'ordre mais aussi de jouer un rôle direct dans la gestion des affaires de l'Etat. Epurée de ses éléments gauchisants, la " grande muette " indonésienne deviendra ainsi une bavarde qui " joue un rôle essentiel dans la mise en place d'un système politique élaboré pour canaliser et contrôler la société civile, ainsi que dans la répression de toute manifestation d'opposition " , comme le souligne Françoise Cayrac-Blanchard, chercheur au Centre d'études et de recherches internationales (Préparatifs de succession en Indonésie, Les études du CERI).
Certes, des civils cohabitent, au début, avec des militaires mais le système Suharto peut, les premières années, être sans nul doute qualifié de régime militaire. Même si, avant son accession définitive au pouvoir en tant que président, en 1968, il était parvenu à tisser un solide réseau de soutiens au sein de certains milieux intellectuels, universitaires et musulmans. Car il a toujours eu plusieurs fers au feu, ce " grand montreur " du théâtre d'ombres indonésien, ce Suharto que l'on peut r à ces marionnettistes javanais de génie qui refont vivre, sur la toile tendue d'un drap éclairé, les péripéties d'ombres et de lumières des dieux du Ramayana hindou.
" Dérive " islamique
Suharto va ensuite imposer l'idée très personnelle et très javanaise qu'il se fait de la démocratie. L'instauration d'élections législatives renouvelant tous les cinq ans une partie du Parlement a permis à Suharto de vanter les mérites d'une " démocratie " cependant plus proche - au mieux - d'un despotisme éclairé. " L'ordre nouveau " a en effet rapidement contraint les forces politiques existantes du temps de la période Sukarno à se concentrer dans de plus grands ensembles. Condamnés en quelque sorte à se réunir ou disparaître. Les formations musulmanes, celles des catholiques et autres petits partis nationalistes ont ainsi dû se regrouper au sein de deux grands partis. Quant au troisième, le Golkar (groupes fonctionnels), c'est la formation du pouvoir, créé à l'origine par l'armée avant même le putsch avorté de 1965, et pour lequel la population est " encouragée " à voter.
Les piliers idéologiques du système sont les " cinq principes " ou Pancasila, qui ont quasiment valeur de table de la Loi. Ces principes se déclinent comme suit : croyance en un Dieu unique, nationalisme, sens de l'humanité, démocratie et justice sociale. Il s'est agi, au nom de l'unité du plus grand pays musulman de la planète, de jeter les bases d'un pouvoir laïque autoritaire dans cet archipel de deux cents millions de personnes aux cultures diverses, dans le but avéré de couper l'herbe sous le pied aux musulmans orthodoxes et de constituer un rempart contre la menace supposée du communisme.
Les rapports entre le vieux général-président et son armée, colonne vertébrale du régime, ont cependant été parfois conflictuels, Suharto " démissionnant " à l'envi les responsables d'état-major devenus par trop critiques à son égard. Certains officiers supérieurs se sont en effet inquiétés de la " dérive " islamique du président qui, en 1990, a ostensiblement joué la carte musulmane. Méfiant vis-à-vis d'un Islam conservateur et dangereux pour l'unité du pays, Suharto s'est rapproché des musulmans, parvenant ainsi à se gagner leur soutien politique aux élections de mars 1993.
Ce jeu en a irrité plus d'un au sein d'une armée dont la majorité défend la laïcité et la protection des minorités chrétiennes, même si la tendance " verte " , favorable à une réislamisation de la société, est restée proche du président. L'autre raison du mécontentement de certains généraux a été l'essor de la " famille " et de la corruption généralisée dont les proches de Suharto ont été les principaux bénéficiaires.
A l'heure où, pour la première fois, la rue et l'Indonésie tout entière exigent le départ du vieux lutteur, la question reste de savoir si le système mis en place par ce dernier survivra à cette fin de règne ou subira des changements en profondeur vers la voie de la démocratisation, sanctionnant la mort de ce déjà très ancien " ordre nouveau " ...
BRUNO PHILIP
Le Monde du 21 mai 1998
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