Article de presse: L'Inde et le Pakistan franchissent le " seuil " nucléaire
Publié le 17/01/2022
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28 mai 1998 - Puissance nucléaire après ces cinq essais souterrains " réussis " , le Pakistan s'est réveillé, le 29 mai, sous état d'urgence. Dans la nuit, le président Mohammad Rafic Tarar a annoncé cette décision " avec effet immédiat en raison des menaces d'agressions sur la sécurité du Pakistan " . Les droits fondamentaux, notamment la liberté d'expression, la libre circulation, le droit de manifester ou de tenir des réunions politiques sont suspendus. L'ordonnance présidentielle prévoit des restrictions sur les échanges en devises. Le gouvernement, qui a décrété un congé ce vendredi dans les banques, a gelé tous les comptes en devises étrangères pour éviter une fuite des capitaux qui avait déjà commencé depuis les premiers essais nucléaires indiens le 11 mai.
Ces décisions pourraient ternir la joie manifestée par les Pakistanais à l'annonce du " succès " des essais nucléaires, les premiers jamais effectués dans l'histoire du Pakistan. Des foules en liesse sont descendues dans les rues des principales villes du pays, chantant et dansant pour célébrer l'événement. Des tonnes de sucreries ont été distribuées dans les rues et les Pakistanais s'arrachaient les premières éditions spéciales des journaux. " Le Pakistan est devenu le premier Etat nucléaire islamique " , titrait ainsi le journal Ausaf, faisant écho aux cris d'" Allah Akbar " (Dieu est grand) entendus dans les rues.
Mollesse internationale
La liesse populaire contrastait avec la solennité de l'adresse à la nation du premier ministre, Nawaz Sharif. Assis à son bureau devant un portrait de Mohammed Ali Jinnah, le fondateur du Pakistan, le visage très composé, il a annoncé que cinq essais souterrains avaient eu lieu à 15 h 23 (heure locale) sur le site de Chagaï, dans le désert occidental du Balouchistan. Pendant une demi-heure, M. Sharif a expliqué à ses compatriotes les tenants et les aboutissants de cette " décision historique " , déclarant : " Nous avons égalé l'Inde (avec cinq essais de chaque côté). C'est un jour béni d'une importance historique. " M. Sharif a justifié les essais par les menaces nées de la nucléarisation de l'Inde et la mollesse des réactions internationales qui ont suivi. " Le Pakistan a été obligé d'exercer son option nucléaire du fait de la militarisation du programme nucléaire indien. Celle-ci a détruit la dissuasion et a radicalement bouleversé l'équilibre stratégique de notre région, a-t-il dit. Notre sécurité, la paix et la stabilité de toute la région étaient gravement menacées. Nous n'avions pas le choix " , a-t-il ajouté. " La réponse internationale aux tests nucléaires indiens n'a pas été à la hauteur de la situation, a encore déclaré M. Sharif. Alors que l'on nous demandait d'exercer notre retenue, des voix puissantes poussaient à accepter la militarisation nucléaire de l'Inde comme un fait accompli. Je ne suis pas le représentant d'une nation lâche. "
Comme l'avait fait le premier ministre indien, Atal Behari Vajpayee, après les tests indiens, M. Sharif a cependant tendu la main à l'Inde en affirmant : " Nous sommes prêts à reprendre le dialogue indo-pakistanais pour discuter de tous nos différends, y compris la question centrale du Cachemire, aussi bien que la paix et la sécurité. " M. Sharif a réitéré l'offre d'un pacte de non-agression à l'Inde " sur la base d'un juste règlement de la question du Cachemire " . Faite à la tribune des Nations unies en septembre 1997, cette offre avait été jugée non avenue par New Delhi.
M. Sharif a plaidé la responsabilité de son gouvernement : " Nous n'avons pas transféré et nous ne transférerons pas de technologie sensible à d'autres pays ou groupes mais nous nous opposerons à tout embargo visant à empêcher le Pakistan d'exercer son droit de développer des technologies variées pour sa défense et des buts pacifiques. " Le premier ministre a réitéré l'engagement du Pakistan à soutenir le désarmement nucléaire et la non-prolifération, affirmant : " Nous sommes prêts à engager un dialogue constructif avec les autres pays, en particulier les grandes puissances, sur la manière de promouvoir ces buts dans le cadre de la situation nouvelle. "
Soutien de l'Iran
Pour faire face aux sanctions, M. Sharif a appelé ses compatriotes à " se serrer la ceinture " et voulu donner l'exemple : le président et lui-même quitteront leurs imposantes résidences de fonctions au coeur d'Islamabad. Interrogé jeudi soir sur l'effet des sanctions sur le Pakistan déjà au bord de la banqueroute, le ministre des finances, M. Sartaj Aziz, a affirmé : " Il y aura des coupes budgétaires et des restrictions, mais notre sécurité n'a pas de prix. Notre développement sera affecté mais j'espère que nous serons capables de faire face à cela. " M. Aziz a toutefois précisé que le budget de la défense ne serait pas affecté, au contraire.
Consulté avant ces essais, l'Iran aurait, selon le ministre du pétrole, M. Chaudhry Nisar Ali Khan, un proche de Nawaz Sharif, offert d'aider le Pakistan à faire face aux sanctions. D'autres pays musulmans que M. Ali Khan n'a pas nommés auraient aussi proposé leur aide.
Le Pakistan n'a donné aucun détail sur les cinq explosions. Selon, un institut géologique australien, qui a enregistré les cinq essais comme une seule explosion, la magnitude de celle-ci aurait atteint 5 degrés sur l'échelle de Richter, correspondant à une puissance de 5 à 20 kilotonnes. La presse pakistanaise spécule sur une puissance d'environ 40 kilotonnes. L'Inde avait fait exploser le 11 mai une bombe thermonucléaire suivie d'explosions d'une puissance de 53 kilotonnes.
Bien qu'attendus en Inde, les essais pakistanais y ont provoqués une vive polémique. Au Parlement, l'opposition a accusé les nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir d'avoir provoqué, par les essais indiens, cette réponse pakistanaise. Le premier ministre, Atal Behari Vajpayee, a répondu : " Ceci prouve seulement que la politique indienne était correcte. Nous sommes prêts à répondre à tout défi. " Le ministère des affaires étrangères a affirmé : " Le gouvernement a pris toutes les mesures pour assurer la sécurité de la nation. Cet événement justifie notre jugement et notre politique ainsi que les mesures que nous avons prises. " Au Cachemire, coeur du conflit indo-pakistanais pour lequel les deux pays se sont déjà affrontés à deux reprises, les explosions ont été saluées par des feux d'artifices.
" Regrets " chinois
Avertie avant les tests, la Chine, soupçonnée d'avoir contribué au programme nucléaire pakistanais, a exprimé ses " ses profonds regrets " et appelé " tous les pays concernés en Asie du Sud à exercer la plus grande retenue et à abandonner immédiatement tous leurs programmes de développement d'armes nucléaires afin d'éviter une aggravation de la situation " . Ce communiqué contraste singulièrement avec la ferme condamnation que les essais indiens avaient entraînée de la part de Pékin. Le premier ministre pakistanais qui, dès les essais indiens connus, avait envoyé un émissaire à Pékin, a, dans son adresse à la nation, " loué " les relations étroites entre le Pakistan et la Chine et s'est déclaré " fier " des relations de son pays avec ce " grand " voisin. Peu avant l'annonce officielle des tests, un porte-parole chinois avait rejeté la responsabilité de la situation sur l'Inde affirmant : " La situation actuelle en Asie du Sud est causée par l'Inde et l'Inde seule. "
FRANCOISE CHIPAUX
Le Monde du 30 mai 1998
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