Article de presse: L'Europe est confrontée à l'exode massif des Kurdes
Publié le 22/02/2012
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décembre 1997 - Ils croyaient peut-être qu'avec un nom pareil, l'Ararat, le navire sur lequel ils avaient embarqué les conduirait à bon port, puisque c'est sur le mont Ararat que l'arche de Noé s'est échouée à la fin du déluge. Il n'en a rien été, et les huit cent trente-cinq immigrés clandestins kurdes irakiens et turcs se sont retrouvés dans la nuit du 26 au 27 décembre en Calabre, où le bateau s'est échoué.
Très médiatique et médiatisée, l'image de ces voyageurs, dont 73 femmes et 104 mineurs, emmitouflés dans leurs anoraks, le regard vide, désespéré ou fuyant, jette une lumière crue sur un phénomène dont les polices européennes ont noté la recrudescence depuis quelques mois : l'augmentation du nombre de clandestins kurdes qui cherchent refuge dans des pays membres de l'Union européenne, principalement l'Allemagne et les Pays-Bas. Sur les dix premiers mois de 1997, plus de quatre mille clandestins kurdes irakiens ont été interceptés sur le seul territoire français.
La situation dans le Kurdistan irakien, et dans le Sud-Est anatolien, est à l'origine de cet exode massif de milliers de jeunes kurdes, pour qui l'horizon est bouché et l'avenir incertain.
Le nord de l'Irak, c'est-à-dire le Kurdistan irakien, est grosso modo divisé aujourd'hui en trois parties, toutes aussi peu sûres les unes que les autres. Le gouvernement irakien, dont les brutalités envers les populations kurdes sont désormais légendaires, contrôle la région de Kirkouk. L'Union patriotique du Kurdistan (UPK de Jalal Talabani) s'est rendue maîtresse, depuis l'automne 1996, du secteur allant de Souleimaniyé jusqu'à la frontière iranienne. La formation rivale, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK de Massoud Barzani), a la haute main sur toute la partie du nord de l'Irak qui s'étend d'Erbil, chef-lieu du Kurdistan, jusqu'à la frontière turque.
Faux espoirs
Pour compliquer le tout, l'armée turque, toutes armes confondues et soutenue par le PDK, fait la guerre en territoire irakien aux rebelles kurdes turcs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), réfugiés en Irak du Nord. Et en septembre 1996, l'armée irakienne, qui depuis avril 1991 ne s'était plus jamais aventurée au nord du 36e parallèle, limite au-delà de laquelle une coalition occidentale emmenée par les Etats-Unis lui a imposé une zone d'exclusion aérienne, n'en a pas moins volé au secours de l'UPK contre ses frères ennemis du PDK.
Car ces deux formations, historiquement les plus importantes dans le Kurdistan irakien, s'entre-tuent régulièrement dans une lutte pour le pouvoir et le contrôle des leviers des finances. Une trêve est observée depuis début novembre, mais l'ensemble de la population kurde, échaudée par l'expérience, estime qu'elle ne perd rien pour attendre, d'autant que toutes les tentatives de médiation, y compris américaines, ont lamentablement échoué. A cela s'ajoute une situation économique catastrophique due à l'embargo pluriel imposé par la communauté internationale à l'Irak depuis 1991 et aggravée par les combats, les déplacements de population et les divisions territoriales.
Les jeunes Kurdes irakiens, qui ne voient pas le bout du tunnel, sont d'autant plus tentés de s'exiler que ceux de leurs proches qui l'ont fait et qui ont réussi à avoir une carte de résident en Europe leur font caresser de faux espoirs. " Lorsqu'un cousin ou un ami expatrié écrit pour dire qu'il gagne ne fût-ce que le salaire minimum interprofessionnel garanti, ce qui représente, disons mille dollars, et qu'il vit dans un appartement chauffé et bénéficie d'une assurance médicale, etc., que croyez-vous qu'il se passe dans la tête du récipiendaire ? " , demande un Kurde irakien résidant en France. " Ces pauvres gens s'imaginent qu'avec mille dollars on mène une vie de nabab " , ajoute-t-il.
Le sentiment d'insécurité est d'autre part tel qu'il pousse de nombreux jeunes à partir. Tel, dit encore ce Kurde irakien, un ami vétérinaire, Hassan, qui vivait dans la plus grande aisance dans le Kurdistan et qui a vendu tout ce qu'il possédait, pour aller s'installer en Allemagne, dans un deux-pièces exigu, avec son épouse et ses deux enfants, parce que, dit-il, " au moins sais-je ici que je peux vivre en sécurité " .
Proches expatriés
Pour partir, explique un autre Kurde irakien, les gens se font aider financièrement par des proches expatriés, ou vendent tous leurs biens (terres, maison, bétail, bijoux), pour payer les passeurs qui les achemineront du Kurdistan irakien vers l'Iran, la Turquie, la Grèce, l'Italie, ou alors directement en Turquie, d'où ils prendront la route ou la mer pour l'Europe. Les passeurs peuvent être kurdes eux-mêmes, turkmènes, une autre minorité du Kurdistan, turcs ou iraniens. Les destinations d'élection sont généralement l'Allemagne et les Pays-Bas, parce qu'il y est plus facile d'y acquérir l'asile politique ou humanitaire qu'en France, en Belgique ou en Italie par exemple. Parmi les immigrés clandestins, certains, selon les mêmes sources, se feraient passer pour des Kurdes irakiens, mais seraient en fait arabes irakiens, ou kurdes syriens, ou encore kurdes turcs. D'après la police italienne, des Kurdes turcs faisaient partie des passagers de L'Ararat.
Les Kurdes turcs n'ont presque rien à envier à leurs voisins irakiens, même si dans le Sud-Est anatolien, où vit la grande minorité kurde de Turquie, la situation est moins compliquée que celle qui prévaut dans le nord de l'Irak. La guerre qui y oppose l'armée turque aux rebelles sécessionnistes du PKK depuis 1984 a ruiné la région.
Plus de vingt-trois mille personnes ont été tuées en treize ans et des centaines de milliers d'autres, deux millions selon certaines estimations, ont été déplacées. Dans certaines zones du Sud-Est anatolien, le revenu annuel moyen par habitant n'est que de 660 dollars par an. D'après certains responsables locaux, plus de 80 % des réfugiés survivent avec moins d'un dollar par jour. Enfin, la Turquie, et c'est l'une des raisons pour lesquelles l'Union européenne l'a exclue de la liste des pays qualifiés pour les futurs élargissements, a un triste record en matière de violation des droits de l'homme. En particulier vis-à-vis de sa minorité kurde.
MOUNA NAIM
Le Monde du 31 décembre 1997
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