Article de presse: Les querelles entre Paris et Washington
Publié le 22/02/2012
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3 juin 1996 - Entre eux, tout avait plutôt bien commencé. Avant même le début de l'année 1996, Paris et Washington s'étaient rapprochés : le 5 décembre 1995, la France avait annoncé, pour la plus grande joie des Etats-Unis, qu'elle allait réintégrer la structure militaire de l'OTAN dont le général de Gaulle était sorti en 1966. Décision immédiatement qualifiée d' " événement historique " par le secrétaire général de l'OTAN, l'Espagnol Javier Solana décision qui aurait dû marquer l'année 1996 d'une toute nouvelle harmonie entre les diplomaties américaine et française.
Il n'en fut rien : 1996 restera, dans le camp occidental, comme une de ces années de permanentes bisbilles entre la France et les Etats-Unis. L'impact concret de ces querelles est moins important que ce qu'elles révèlent de l'isolement diplomatico-stratégique de la France en Europe.
Au départ, Jacques Chirac tire une leçon des années Mitterrand : le président socialiste s'est vainement efforcé de convaincre ses partenaires du Vieux Continent de la nécessité pour l'Europe de se doter d'une politique de défense autonome (comprendre : indépendante de l'OTAN, donc des Etats-Unis), sans laquelle il ne saurait y avoir de politique étrangère commune. Les alliés de la France en Europe n'en veulent pas : ils ne voient ni l'utilité ni la possibilité de reconstruire une machine de défense commune en dehors de l'OTAN.
Tout aussi convaincu que M. Mitterrand qu'il faut doter l'Europe de moyens de sécurité collective, M. Chirac, pragmatique, essaie une autre voie. Puisque nos partenaires européens ne veulent rien faire hors de l'OTAN, c'est à l'intérieur de celle-ci qu'il faut construire l'Europe de la défense. Conséquence logique : la France regagne la structure militaire intégrée de l'Alliance atlantique en contrepartie d'une promesse de principe des Etats-Unis de doter l'OTAN d'un véritable pilier européen.
Ce devait être la décision la plus importante prise par la France en politique étrangère en 1996. Acquise en décembre 1995, elle fut officiellement confirmée au sommet de l'OTAN réuni à Berlin les 3 et 4 juin 1996. C'est là que M. Solana parle d' " événement historique ", mais c'est là aussi que se noue un malentendu. Berlin enregistre bien la volonté de la France de se rapprocher de l'OTAN, mais prend moins au sérieux la condition que Paris attache à ce retour : l'affirmation d'une identité européenne au sein de l'organisation.
La France veut notamment une claire identification européenne dans la répartition des commandements géographiques de l'OTAN. Elle réclame que le commandement de la zone sud de l'Alliance, installé à Naples, revienne à un officier européen. Naples est, depuis toujours, le fief d'un amiral américain qui a également en charge la VIe flotte, laquelle ne dépend pas de l'OTAN. Les Etats-Unis refusent, catégoriquement.
La France a-t-elle, sans garantie, parié sur une bonne volonté américaine, à l'égard de l'Europe, qui n'existe pas ? Au coeur de l'affaire, il y a, non seulement un malentendu entre Américains et Français, mais, peut-être plus encore, un gros malentendu entre ces derniers et leurs partenaires de l'Union européenne (UE). D'un strict point de vue militaire, personne ne conteste que l'Europe soit bien défendue par l'OTAN la France fait valoir que le problème est celui de la dépendance stratégique des Européens à l'égard des Américains.
Dans le système actuel, ce sont les Etats-Unis qui exercent le vrai contrôle sur la politique de sécurité en Europe. Ce sont d'ailleurs eux qui fixent les nouvelles frontières de sécurité de l'Europe, en décidant d'étendre l'OTAN à tel ou tel nouveau membre. La France, qui a choisi l'intégration européenne pour sauvegarder une certaine influence dans le monde des blocs de l'après-guerre froide, supporte mal cette dépendance. Héritage du gaullisme : comme en 1966, elle tente aujourd'hui de convaincre ses partenaires en émettant des doutes sur la permanence de l'engagement américain en Europe.
Oppositions
Seulement cette intolérance française à la dépendance stratégique vis-à-vis de Washington n'est pas la chose la mieux partagée en Europe. A l'évidence, on n'est pas aussi ombrageux sur ce chapitre à Londres, bien sûr, mais aussi à La Haye, à Bruxelles, Rome, Madrid et même à Bonn, pour ne pas parler des nouveaux candidats à l'Union européenne qui sont, eux, franchement hostiles à tout affaiblissement de l'influence des Etats-Unis sur le Vieux Continent. On n'éprouve pas, ou pas au même degré, chez nos partenaires, le besoin de se libérer d'un leadership politico-militaire américain librement consenti et qui donne pleine satisfaction au plan de la sécurité. Répété à satiété à Paris, le discours français sur la fameuse politique étrangère et de sécurité commune ou prétendue telle masque cette réalité.
Chaque occasion de bataille d'influence diplomatique entre l'Europe et les Etats-Unis laisse, en fait, les Français seuls, en première ligne face à Washington. Quand la France au nom de l'Europe, bien sûr veut une intervention humanitaire en Afrique dans la région des Grands Lacs, comme ce fut le cas ces derniers mois au Zaïre, ses partenaires la soupçonnent de vouloir protéger un des régimes les plus déliquescents et corrompus de son pré carré africain. Quand elle veut faire flotter le pavillon de l'Europe dans les négociations politiques en cours au Proche-Orient, elle ne suscite guère que molle approbation. Quand elle mène une bataille de principe pour un deuxième mandat Boutros-Ghali à l'ONU au Proche-Orient, les commentaires à Londres, Madrid ou Bruxelles sont peu charitables. Dans l'UE, on ne se bouscule pas derrière Jacques Chirac lorsqu'il dénonce, en décembre, l' " hégémonie américaine " en matière monétaire.
Plus grave, le malaise franco-américain génère un malaise franco-allemand. Les prétentions françaises en Afrique ou au Proche-Orient exaspèrent Bonn qui soutient Paris sans enthousiasme dans l'affaire du commandement sud de l'OTAN. En politique étrangère, l'Allemagne hésite entre trois directions : rester fidèle au couple formé avec la France (moteur de la construction européenne, notamment monétaire) jouer en Europe le rôle de partenaire privilégié des Etats-Unis mener de par le monde une diplomatie solitaire à la mesure de son poids. Les deux derniers tropismes ne feraient pas l'affaire de la France.
ALAIN FRACHON
Le Monde du 11 janvier 1997
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