Article de presse: Les puissances et l'enjeu biafrais
Publié le 22/02/2012
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27 mai 1967 - La guerre du Biafra dura deux ans et demi. Dans cet extrait d'une série d'articles de Philippe Decraene, sont examinée les ingérences et les interventions des compagnies pétrolières et des grandes puissances.
Non seulement les projets du chef de l'Etat biafrais ont été mis en échec, mais également-affirme-t-on dans certains milieux politiques de Lagos-ceux des " pétroliers " qui cherchaient à créer une sorte de " Koweït africain " pour en mieux manoeuvrer les chefs.
Il est évident que dans un pays sous-développé sur le territoire duquel douze sociétés pétrolières disposent de permis de recherches, à un moment où la production pétrolière devait atteindre 30 millions de tonnes annuelles, les exploitants pétroliers ne pouvaient assister avec indifférence à l'épreuve de force entre Enugu et Lagos.
Par sentiment-les massacres de septembre 1966 avaient ému l'opinion publique catholique américaine-et par intérêt-neuf des douze sociétés de recherches sont américaines,-les Etats-Unis avaient des sympathies pour la cause du lieutenant-colonel Ojukwu. La Gulf Oil, notamment, était à tort ou à raison réputée très favorable aux séparatistes, de même que la compagnie britannique Shell BP, tandis que les Français de la Safrap passaient pour résolument " neutres ".
En fait, les unes et les autres manifestèrent une grande prudence et s'attachèrent surtout à gagner du temps pour connaître l'issue militaire de la crise avant de se prononcer. Ainsi, tandis que le lieutenant-colonel Ojukwu les pressait de lui verser directement leurs redevances, avec l'espoir d'en user pour armer le Biafra, les dirigeants pétroliers, constatant que les chefs d'Etat d'Afrique condamnaient la sécession, évacuèrent d'abord leurs employés, fermèrent les puits, tergiversèrent, puis se récusèrent. Depuis les premières défaites biafraises, les grandes sociétés pétrolières appuient ouvertement la politique du gouvernement fédéral et nul n'évoque plus-même en privé-les pogroms de l'automne 1966, si souvent mis en avant quelques semaines plus tôt...
En subissant des revers militaires, le lieutenant-colonel Ojukwu s'est aliéné le concours de sociétés qui étaient prêtes, le cas échéant, à voler au secours de sa victoire pour en tirer ensuite profit.
Ces hésitations des pétroliers expliquent en partie les incertitudes de la politique des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. D'autre part, les dirigeants anglais craignaient, en décidant une intervention au Nigeria, de prêter le flanc à l'accusation de néo-colonialisme, tout en provoquant de vives réactions au sein d'une opinion publique divisée.
Car, si les hommes d'affaires britanniques, solidement établis à Enugu et à Bénin, et les représentants des Eglises catholiques romaine et anglicane, qui comptent de nombreux adeptes en pays ibo, étaient partisans d'un soutien ouvert au lieutenant-colonel Ojukwu, les assistants techniques anglais préconisaient, en majorité, une aide inconditionnelle au gouvernement fédéral. La politique coloniale traditionnelle fut d'ailleurs, jusqu'en 1960, basée sur un contrôle du système fédéral par les dirigeants du Nord.
Le gouvernement de Lagos est très déçu par le comportement adopté par M. Wilson et ne ménage pas ses critiques à l'égard de l'ancienne puissance tutrice. La presse nigériane adopte un ton volontiers anglophobe et, en octobre, le populaire Daily Sketch prenait vivement à partie l'archevêque d'Afrique occidentale, C. J. Patterson, lui reprochant de donner un caractère religieux au conflit opposant Enugu à Lagos. Le quotidien invitait l'archevêque à comprendre que " l'attitude de Gowon est celle qu'adopterait Wilson si le Pays de Galles ou l'Ecosse ou le comté de Northumberland se trouvait en guerre contre la souveraineté britannique ". Quant aux 27 000 citoyens britanniques résidant actuellement en territoire nigérian-ils sont trois fois plus nombreux qu'à l'époque coloniale,-leur position est assez inconfortable.
Les Américains sont peut-être traités avec plus de ménagement, mais les autorités de Lagos ne les tiennent pas moins en suspicion. On reproche à l'ambassade américaine et à la mission économique de l'AID une activité qui manque de discrétion, et les intellectuels nigérians posent de continuelles questions sur les raisons de la présence au Nigeria de 6000 ressortissants américains à la veille du coup d'Etat de janvier 1966. Ce chiffre a aujourd'hui diminué, femmes et enfants ayant été évacués, mais de nombreux missionnaires venus d'outre-Atlantique, la majorité des experts et des commerçants ou industriels américains demeurent sur place, ainsi qu'un demi-millier de membres du Peace Corps. Comme au Ghana, la présence américaine est estimée trop visible.
La France, en revanche, semble bénéficier d'un préjugé favorable, bien que l'on considère le gouvernement du général de Gaulle " too cool " (sic) à l'égard du major-général Gowon. Dans la mesure où Lagos s'efforce de renforcer ses liens avec les Etats africains francophones, notamment le Niger, le Tchad et le Dahomey, on ménage ouvertement Paris dans les milieux fédéraux, et l'on ne manque pas une occasion de faire l'éloge de la politique française de non-ingérence. Comme au Moyen-Orient, l'Union soviétique...
C'est à partir de Kano que l'Union soviétique vient de faire une discrète mais efficace rentrée sur la scène politique ouest-africaine.
La vente d'une vingtaine de Mig, l'envoi en territoire nigérian d'une centaine de techniciens de l'aéronautique, la cession plus récente de quelques vedettes lance-torpilles, ont valu à l'URSS l'estime du gouvernement fédéral.
On considère, à Kadura comme à Lagos, que les Soviétiques ont été conséquents avec eux-mêmes en menant au Nigeria une action qui, dit-on, se situe dans les mêmes perspectives que leur politique au Moyen-Orient. On apprécie qu'en dépit de la parenté idéologique existant entre certains leaders progressistes du Biafra et le marxisme, Moscou ait accordé une aide militaire au gouvernement légal nigérian.
Les Nigérians observent d'autre part-et Britanniques et Américains eux-mêmes en conviennent-que la présence soviétique est discrète et efficace. Simultanément, ils affirment en substance : " Nous n'avons aucun intérêt particulier dans la guerre froide, mais nous avons besoin de matériel militaire que nous sommes disposés à payer cash... Nous nous louons donc de l'attitude compréhensive de nos partenaires du moment... " Les milieux politiques du Nord sont d'ailleurs convaincus que l'intervention soviétique ne peut en aucun cas hypothéquer l'avenir.
" Le communisme est l'ennemi de la religion, qu'il s'agisse de l'islam ou du catholicisme ", répètent-ils, ajoutant : " L'Union soviétique n'a donc pas la moindre chance de se créer une zone d'influence au Nigeria... " Soucieux de diversifier sérieusement l'aide étrangère accordée à leur pays, ce n'est pas en direction de Moscou que se tourneraient les Nigérians, mais vers de grandes puissances neutralistes, la République indienne par exemple.
PHILIPPE DECRAENE
Le Monde du 19-23 novembre 1967
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