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Article de presse: Les premiers Français arrivent à Buchenwald

Publié le 22/02/2012

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buchenwald
Février 1943 - Buchenwald... " forêt de hêtres ". Un nom qui évoque une épaisse forêt où l'on s'enfoncerait sans espoir de retour. Un nom qui tend à perdre sa majuscule et à devenir adjectif. Les Français qui arrivaient là, dans les premiers mois de 1943, n'avaient jamais entendu parler de ce lieu. Les chiens-loups grondaient, prêts à mordre, prêts à tuer. Sur la grille d'accès au camp, l'aigle germanique enserrait une svastika surmontée d'une immense inscription " Jedem das Seine " " Qu'est-ce que ça veut-dire ? " demandaient ceux qui ne parlaient pas allemand. " Chacun le sien " ou bien " à chacun son dû ". Le camp était entouré tout entier d'une enceinte infranchissable de barbelés électrifiés avec, de place en place, des miradors sur lesquels montaient la garde des sentinelles armées de mitrailleuses. Plaqué contre le poteau de la porte d'entrée, un athlétique policier allemand, grossièrement représenté, empoignait un prêtre, un juif et un communiste. On est là, se disait-on, devant la porte de l'Enfer de Dante ! Le camp, tel qu'on le découvrait, était constitué par des rangées de blocks (les uns en ciment, les autres simples baraquements en bois) entourant une immense place de rassemblement où grouillaient des hommes hâves, déguenillés, parvenus, pour certains d'entre eux, au dernier degré de misère physiologique. Tout se déroulait de manière parfaitement absurde : appels interminables sans raison, orchestre de cirque dont les musiciens étaient costumés comme pour un carnaval, incessant va-et-vient d'une charrette à bras traînant son lot de cadavres empilés à la va-comme-je-te-pousse, corvées sans autre objet que d'exténuer ceux qui les accomplissaient, Lauskontrol enfin, sacro-sainte cérémonie de la chasse aux poux, alors que le typhus régnait ici à l'état endémique. En fait tout avait été organisé dans un dessein scientifique. Il s'agissait d'avilir avant d'anéantir, de détruire le corps petit à petit pour réduire l'âme, d'assaillir l'homme dans sa dignité avant d'atteindre son être proprement dit. Certes il eût été plus expéditif pour le Grand Reich de tuer tout de suite les déportés, puisqu'ils étaient programmés pour ne pas sortir vivants du camp de concentration : mais ils travaillaient ! Peu et mal, bien sûr ils fournissaient néanmoins un certain rendement. Tout était donc calculé, à Buchenwald, pour que la durée moyenne de vie d'un prisonnier n'excède pas une année. Le premier choc après l'arrivée se produisait dans le hall surréaliste où, dans un bruit d'usine, des détenus polonais brandissaient, au bout d'un flexible, une tondeuse électrique à chien et, assis, procédaient à la suppression intégrale de tout le système pileux des malheureux juchés devant eux sur une caisse renversée. Dans le train (chevaux en long : 8, hommes : 40) où l'on avait suffoqué à 110, emboîtés les uns dans les autres, on était encore des hommes, ayant chacun une personnalité, un nom. Désormais chacun n'était plus qu'un matricule, un numéro que l'on venait de se voir attribuer et qu'il importait impérativement de coudre sur les loques rayées bleu et blanc, dont on nous avait affublés. C'est par ce matricule exclusivement qu'on serait désigné pour travailler à tel kommando, loger à tel block, accomplir telle corvée..., voire finalement se rendre au bunker où avaient lieu les exécutions capitales. Ainsi le déporté, devenu un Haftling, devait-il faire table rase de tout ce que la civilisation lui avait appris. Au mépris des plus élémentaires obligations de la vie courante, il lui fallait s'habituer à l'épuisement physique, à la saleté, à la faim, au manque de sommeil et, par-dessus tout, à l'intimité la plus contraignante avec les autres. Abandonné mais jamais seul ! Jamais la minute de recueillement qui lui eût permis d'évoquer sa vie passée et les êtres chers. Toujours en contact, quand ce n'était pas en lutte avec ses voisins. Car il se trouvait plongé dans une société bien étrange : Espagnols, Russes, Belges, Serbes, Français, Hongrois... quinze nationalités où fusionnaient des résistants, des condamnés de droit commun, des fondamentalistes religieux, des homosexuels, des prisonniers de guerre déchus, des otages, des officiers allemands dégradés, tous mélangés dans un melting-pot abominable. Tous les jours, sur l'Appellplatz, les kommandos, en ordre immuable, venaient s'aligner sous la direction de leurs kapos. L'appel pouvait durer deux heures, quatre heures, quelquefois plus, suivant le caprice du commandant du camp. 55 000 hommes ! alignés, en rectangles réguliers sous la lumière aveuglante des projecteurs de la Tor (la tour, comme les Français la désignaient). Au loin, la cheminée du crématoire rejetait, avec sa fumée, d'immenses gerbes d'étincelles, dans une véritable nuit de Walpurgis où se répandait une écoeurante odeur de chair grillée. Peu à peu, le froid engourdissait les corps, la neige élevait des cônes blancs sur les épaules. Parfois, quelqu'un s'écroulait, sa dépouille devant rester là jusqu'à la fin de l'appel, car, vivant ou mort, chacun était et demeurait un Stück. Quand des Français parvenaient à se grouper, ils s'efforçaient d'oublier leurs mains et leurs pieds gelés en engageant d'insolites conversations. En effet, la faim créant une obsession boulimique, on discutait du quota probable de pommes de terre ou de la longueur du bâton de margarine à espérer pour le lendemain. Il arrivait aussi que deux camarades se surprennent à discuter de la poétique de Paul Claudel, l'un vantant sa romanité, l'autre préférant ne s'attacher qu'à la qualité de son verbe. Inlassablement on interrogeait nos camarades hauts gradés militaires sur les différentes tactiques que pouvaient employer les alliés, à l'Est comme à l'Ouest, pour parvenir à nous rejoindre. Sans cesse aux abois A Buchenwald, la mort perdait tout respect. Près de la fosse aux excréments, on voyait des déportés courir pour se vider, puis s'affaler. Lorsqu'ils auraient rendu le dernier soupir, leurs corps décharnés seraient traînés à terre, puis jetés sur la charrette comme ceux d'animaux crevés. Ils étaient ensuite alignés comme des stères de bois dans la cour du crématoire, ou bien, si le four était surchargé, ils étaient lancés au fond d'un des gigantesques charniers, creusés derrière le Revier. La survie dépendait aussi du kommando où l'on travaillait. Celui de la carrière de pierres, que les Français appelaient " la terrasse ", était un travail particulièrement pénible. Il fallait, douze heures par jour, porter des pierres sur l'épaule ou bien simuler un travail impossible en piochant le sol dur et gelé où les outils n'arrivaient pas à pénétrer et les coups de Gummi (matraques de caoutchouc durci) pleuvaient sur les prisonniers que l'épuisement pétrifiait un instant. Dans le kommando du chemin de fer, ou dans ceux des maçons, qu'il pleuve ou qu'il neige, personne ne pouvait quitter le chantier, sous peine de mort, car il n'y avait rien pour s'abriter. Et pourtant, dans de nombreux cas, des actes de générosité, d'entraide et d'altruisme admirables se produisaient entre les résistants. La corvée la plus exécrable était cependant le Strafkommando, commando disciplinaire dit aussi Scheiszkommando qui obligeait à racler les fosses d'aisance et à en étendre le produit sur les plantations des casernes SS. Enfin arriva ce jour de la victoire pour lequel les résistants avaient tant lutté et tout risqué. Le 11 avril 1945, vers 14 heures, un détachement de blindés, appartenant à la VII Armée du général Patron, investissait le camp et, après une brève canonnade, les SS s'enfuyaient, se rendaient ou tentaient de se fondre parmi les déportés en s'affublant de vestes rayées. Ce que les soldats américains découvraient dépassait en horreur le concevable et même l'inimaginable. Aussi, le soir même, les radios du monde entier transmettaient-elles le récit de nos libérateurs où, pour la première fois, le mot Buchenwald résonnait sinistrement dans maints foyers anxieux. Alerté par ses officiers et les médecins majors, le général Patron vint, en personne, le lendemain, dans le camp. Il fut tellement épouvanté par ce qu'il découvrit qu'il ordonna de rafler sans distinction toute la population du centre de Weimar et il l'obligea à défiler à travers tout Buchenwald. Hommes, femmes, civils, fonctionnaires, policiers, tous plus pâles les uns que les autres, la plupart les yeux baissés, passèrent à travers les baraques où, trop faibles pour se relever, des déportés moribonds s'efforçaient de faire entrer dans leurs yeux éteints les images de l'étrange cortège qui défilait dans un silence pesant. MAURICE BRAUN Maurice Braun est un ancien chef de réseau des Forces françaises combattantes Le Monde du 22 février 1993
buchenwald

« Peu à peu, le froid engourdissait les corps, la neige élevait des cônes blancs sur les épaules.

Parfois, quelqu'un s'écroulait, sadépouille devant rester là jusqu'à la fin de l'appel, car, vivant ou mort, chacun était et demeurait un Stück.

Quand des Françaisparvenaient à se grouper, ils s'efforçaient d'oublier leurs mains et leurs pieds gelés en engageant d'insolites conversations. En effet, la faim créant une obsession boulimique, on discutait du quota probable de pommes de terre ou de la longueur dubâton de margarine à espérer pour le lendemain. Il arrivait aussi que deux camarades se surprennent à discuter de la poétique de Paul Claudel, l'un vantant sa romanité, l'autrepréférant ne s'attacher qu'à la qualité de son verbe.

Inlassablement on interrogeait nos camarades hauts gradés militaires sur lesdifférentes tactiques que pouvaient employer les alliés, à l'Est comme à l'Ouest, pour parvenir à nous rejoindre. Sans cesse aux abois A Buchenwald, la mort perdait tout respect.

Près de la fosse aux excréments, on voyait des déportéscourir pour se vider, puis s'affaler.

Lorsqu'ils auraient rendu le dernier soupir, leurs corps décharnés seraient traînés à terre, puisjetés sur la charrette comme ceux d'animaux crevés. Ils étaient ensuite alignés comme des stères de bois dans la cour du crématoire, ou bien, si le four était surchargé, ils étaientlancés au fond d'un des gigantesques charniers, creusés derrière le Revier. La survie dépendait aussi du kommando où l'on travaillait. Celui de la carrière de pierres, que les Français appelaient " la terrasse ", était un travail particulièrement pénible.

Il fallait, douzeheures par jour, porter des pierres sur l'épaule ou bien simuler un travail impossible en piochant le sol dur et gelé où les outilsn'arrivaient pas à pénétrer et les coups de Gummi (matraques de caoutchouc durci) pleuvaient sur les prisonniers quel'épuisement pétrifiait un instant.

Dans le kommando du chemin de fer, ou dans ceux des maçons, qu'il pleuve ou qu'il neige,personne ne pouvait quitter le chantier, sous peine de mort, car il n'y avait rien pour s'abriter.

Et pourtant, dans de nombreux cas,des actes de générosité, d'entraide et d'altruisme admirables se produisaient entre les résistants.

La corvée la plus exécrable étaitcependant le Strafkommando, commando disciplinaire dit aussi Scheiszkommando qui obligeait à racler les fosses d'aisance et àen étendre le produit sur les plantations des casernes SS. Enfin arriva ce jour de la victoire pour lequel les résistants avaient tant lutté et tout risqué.

Le 11 avril 1945, vers 14 heures, undétachement de blindés, appartenant à la VII Armée du général Patron, investissait le camp et, après une brève canonnade, lesSS s'enfuyaient, se rendaient ou tentaient de se fondre parmi les déportés en s'affublant de vestes rayées. Ce que les soldats américains découvraient dépassait en horreur le concevable et même l'inimaginable.

Aussi, le soir même, lesradios du monde entier transmettaient-elles le récit de nos libérateurs où, pour la première fois, le mot Buchenwald résonnaitsinistrement dans maints foyers anxieux.

Alerté par ses officiers et les médecins majors, le général Patron vint, en personne, lelendemain, dans le camp.

Il fut tellement épouvanté par ce qu'il découvrit qu'il ordonna de rafler sans distinction toute lapopulation du centre de Weimar et il l'obligea à défiler à travers tout Buchenwald.

Hommes, femmes, civils, fonctionnaires,policiers, tous plus pâles les uns que les autres, la plupart les yeux baissés, passèrent à travers les baraques où, trop faibles pourse relever, des déportés moribonds s'efforçaient de faire entrer dans leurs yeux éteints les images de l'étrange cortège qui défilaitdans un silence pesant. MAURICE BRAUN Maurice Braun est un ancien chef de réseau des Forces françaises combattantes Le Monde du 22 février 1993. »

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