ARTICLE DE PRESSE: Les Etats du Pacifique lancent un défi à l'Europe
Publié le 22/02/2012
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17 novembre 1993 - Le premier sommet de la Coopération économique des pays d'Asie-Pacifique (CEAP) s'est achevé samedi 20 novembre 1993 à Seattle. Cette réunion marque sans doute une étape vers une future " communauté du Pacifique ".
Le sommet de Seattle s'est achevé le 20 novembre sur une de ces touches bucoliques dont les Américains sont friands. Les quatorze dirigeants présents (1) se sont en effet rencontrés dans une maison indienne, sur une île isolée. Certains, en particulier le président chinois Jiang Zemin, semblaient nettement plus empruntés dans cette atmosphère que dans le confort d'une salle de conférences traditionnelle.
Le calme à présent revenu dans ce port pluvieux à mi-chemin de New York et Tokyo, il est opportun de s'interroger sur les résultats de cette réunion souhaitée par le président Clinton.
Pour paraphraser McLuhan, le seul fait qu'ait eu lieu - en cette période de crise - une telle rencontre entre dirigeants de pays moteurs de la croissance mondiale est-il " le message " ? Pour certaines délégations peu désireuses de transformer une nébuleuse en zone de libre-échange, la réponse est " oui ".
Pourtant, même si les participants ne sont pas parvenus à structurer la CEAP comme l'auraient voulu les Etats-Unis - désireux à la fois de s'ouvrir de nouveaux marchés et de prévenir la formation d'un bloc autour du Japon, - la réunion aura, selon les termes de Bill Clinton, " aidé l'Asie-Pacifique à devenir une communauté authentique, non pas une structure formelle et légaliste, mais plutôt une communauté d'intérêts, d'objectifs et d'engagements partagés en faveur d'une coopération mutuellement profitable ". Communauté d'intérêt dans un " sens familial " avec un petit " c ", surtout pas une Communauté avec un grand " C ", à l'européenne : l'image de lourdeur que donnent les Douze fait ici l'effet du croquemitaine. C'est aussi pourquoi la CEAP insiste sur le rôle crucial que doit jouer le secteur privé.
La vision avancée à Seattle est prometteuse, mais on n'y retrouve plus la dimension " démocratique " jusque-là affichée par le président américain. La fermeté de la Chine a contraint M. Clinton à mettre une sourdine, au moins provisoire, sur ses exigences humanitaires. Le président Jiang Zemin a laissé parler son hôte, après lui avoir infligé une leçon de non-ingérence, sachant bien que l'obsession du marché chinois, tout comme celle de réduire le déficit commercial avec Pékin, l'emporterait, à Washington, sur celle des droits de l'homme.
La vente d'appareils Boeing à la Chine a, en fait, pris le pas sur le sort des dissidents de ce pays. En cela, M. Clinton semble retrouver les brisées de ses prédécesseurs. Ce constat a poussé le plus ancien dissident chinois, Wei Jingsheng, libéré depuis peu, à lancer une mise en garde dans le New York Times : en abandonnant ses pressions pour les droits de l'homme en faveur d'une politique de persuasion en vue de s'ouvrir le marché chinois, Washington fait le jeu des communistes de Pékin, qui ont toujours affirmé que les Etats-Unis étaient contrôlés par les riches capitalistes.
Plusieurs délégations ont, par ailleurs, vu dans la réunion de Seattle un aspect positif : celui de convaincre un peu plus les Etats-Unis de l'importance du partenariat entre les deux rives du Pacifique. M. Clinton en est conscient, ses propos à Seattle le confirment les milieux dirigeants américains, politiques, économiques, intellectuels, le sont aussi.
Il n'en va pas de même de l'Américain moyen, obsédé, comme les Européens, par les succès d'une Asie qu'il considère comme prédatrice d'emplois. Un récent sondage indiquait que, dans une Amérique en proie au pessimisme et tentée par l'isolationnisme, une majorité considèrent que l'Europe est le partenaire primordial, alors que l'élite tourne désormais ses regards vers le Pacifique.
Une tendance durable Il est vrai que les échanges transpacifique dépassent de beaucoup, à présent, ceux entre l'Amérique et le Vieux Monde, et que cette tendance ne fera que s'amplifier. De 1980 à 1992, les exportations américaines vers les pays de la CEAP (Canada inclus) sont passées de 40,1 % à 48,8 % du total, contre 26,3 % à 23 % pour les Douze. Durant la même période, les importations américaines en provenance de la CEAP se sont envolées de 42,6 % à 58,9 %, alors que celles en provenance de l'Union européenne progressaient seulement de 15,6 % à 17,7 %.
Le fait que la Chine connaisse aujourd'hui une croissance à deux chiffres, ou que la Corée du Sud, dont le niveau de vie équivalait, il y a trente ans, à celui du Soudan, dépasse désormais celui de membres de l'OCDE montre que cette tendance n'est pas transitoire. Nombre de pays asiatiques ne répondent plus au cliché facile de producteurs de produits de bas de gamme et à bon marché. Leur technologie a progressé. Les Coréens du Sud, par exemple, ont investi en France (une délocalisation à l'envers, en quelque sorte).
A cette considération, les Européens - les grands absents, et les principaux accusés de la conférence - devront prêter attention. Les Etats-Unis utilisent leur position de nation riveraine, aussi, du Pacifique pour faire pression sur l'Europe. Ce jeu comporte un aspect immédiat, dans le contexte des négociations sur le GATT. Mais la possibilité d'une conjonction à plus long terme d'intérêts économiques et commerciaux entre Américains et Asiatiques, face à une Europe qualifiée de " protectionniste ", est désormais réelle.
Comme l'a noté le secrétaire d'Etat adjoint pour les affaires asiatiques, Winston Lord, " l'Asie-Pacifique possède déjà l'économie la plus intégrée au monde ", loin devant l'Union européenne : malgré des décennies d'efforts, les Douze ne font que 60 % de leur commerce entre eux, contre 66 % pour les membres de la CEAP. Face au repli de certains Européens devant la crise et le chômage, Seattle a imposé la vision plus optimiste du président Clinton, convaincu que les nouveaux emplois américains ne peuvent venir que du développement des échanges internationaux.
PATRICE DE BEER - Le Monde du 23 novembre 1993
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