Article de presse: Les combats entre l'armée et les séparatistes kurdes ont ruiné le Sud-Est anatolien
Publié le 22/02/2012
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- Dans les rues de Diyarbakir, la capitale kurde du Sud-Est anatolien, ils sont partout, ces enfants dépenaillés et sales qui, avec persistance, tirent le passant par la manche pour lui vendre un paquet de chewing-gum ou le convaincre de se laisser peser sur la balance qu'ils transportent, calée sous leur aisselle. Forcés de contribuer ainsi au maigre revenu de leurs familles, ces enfants sont les autres victimes du conflit qui, depuis 1984, oppose les forces gouvernementales turques et les combattants kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, marxiste-léniniste).
Treize ans d'affrontements ont causé la mort de plus de vingt-trois mille personnes et, selon diverses estimations, ont entraîné le déplacement de trois cent cinquante mille à deux millions de villageois. Fuyant les affrontements ou contraints par les forces de sécurité d'abandonner leurs demeures, ils sont venus s'entasser, dans des conditions insalubres, dans les banlieues de Diyarbakir, dont la population a quadruplé pour atteindre un million et demi d'habitants. Cet exode rural involontaire a eu un impact considérable sur la production agricole locale : l'élevage a diminué, au point que la Turquie est obligée d'importer de la viande, et le prix des produits maraîchers a augmenté, de nombreux champs ayant dû être abandonnés.
Si le conflit continue, il ne domine plus la vie des habitants comme au début des années 90. La misère et la nécessité urgente d'y remédier, afin d'éviter que les gosses affamés d'aujourd'hui ne deviennent les révolutionnaires de demain, mobilisent désormais davantage l'attention. Au début de cette année, l'opinion publique turque avait été choquée par les images télévisées d'une distribution de nourriture à l'occasion du ramadan qui avait tourné à l'émeute, les réfugiés, désespérés, se battant pour obtenir quelques miettes.
Exode villageois
Le manque d'éducation, problème chronique, est également une bombe à retardement dans cette société. Le conflit, le meurtre de nombreux instituteurs par le PKK et l'exode des villageois ont causé la fermeture d'environ 3 000 écoles. L'Etat n'est pas seul responsable de cet échec : les Kurdes continuent d'avoir trop d'enfants les familles de dix enfants sont courantes et de nombreux paysans, habitués à subsister de façon autonome avec l'aide de leurs rejetons, enrôlés aux champs, n'ont pas vraiment compris la nécessité de l'éducation.
Une récente conférence sur la lutte contre la pauvreté, organisée conjointement, à Diyarbakir, par les Nations unies et la Fondation pour les études économiques et sociales (Tesev), marquait un premier pas : les autres régions de la Turquie commencent à prendre conscience que la force seule ne permettra pas de résoudre le problème kurde. Au début du mois de mai, les généraux avaient convoqué les représentants du secteur privé pour un briefing au cours duquel ils ont exprimé leur message : "Les forces armées ont fait leur travail; au tour, désormais, des forces non armées [le gouvernement, les hommes d'affaires] de faire le leur."
Lors de cette conférence, Ishak Alaton, dirigeant d'Alarko, un des grands holdings du pays, a plaidé "pour une Turquie unie, contre une Turquie à deux vitesses". Mais, pour que l'Etat et ces Turcs désireux de mettre fin à un conflit qui saigne le pays tout entier regagnent la confiance de la population kurde, il faudra des progrès concrets. Les statistiques démontrent en effet que, si le revenu annuel moyen par habitant atteint 7 349 dollars près d'Istanbul, où 1,4 % de la population vit au-dessous du seuil de la pauvreté, dans certaines zones du Sud-Est anatolien, en revanche, comme la province de Mus, la plus démunie, il n'est que de 660 dollars par an. Certains responsables locaux estiment que plus de 80 % des réfugiés survivent avec moins d'un dollar par jour.
"Les gouvernements successifs ont dévoilé neuf ``paquets`` de mesures pour développer la région, donnant l'impression que des millions ont été déversés dans le Sud-Est anatolien", explique avec amertume, Mehmet Sirin Yigit, qui dirige la chambre de commerce et d'industrie de Diyarbakir. "En réalité, rien n'a été fait. Ça n'était que mensonges."
Le fameux "Projet du Sud-Est anatolien", mieux connu sous le nom de GAP, est régulièrement présenté par les autorités turques comme une preuve de leur volonté de sortir la zone de son marasme : avec vingt-deux barrages et dix-neuf centrales hydro-électriques, il permettra d'irriguer de vastes plaines et d'assurer de nombreux emplois. Douze milliards de dollars ont été dépensés jusqu'à présent mais, affirme Ahmet Ozer, qui dirige l'Union des municipalités de la région, l'énergie fournie par les barrages est envoyée à l'Ouest du pays, où elle alimente les industries des grandes villes. Alors que la partie énergétique du projet est achevée à 90 %, 7 % seulement des plans d'irrigation, qui devraient avoir un réel impact sur l'économie locale, ont été réalisés. Le GAP a pris un tel retard, explique M. Ozer, qu'au rythme actuel il ne sera pas terminé avant le milieu du siècle prochain.
Potentiel inexploité
Difficile d'accès, la région n'en a pas moins un potentiel économique important : elle fait partie du fameux "croissant fertile" et, pendant des décennies, elle a fourni au reste de la Turquie ainsi qu'aux pays avoisinants les produits agricoles et le bétail dont ils avaient besoin. Elle est riche en eau et produit un tiers de la consommation turque de pétrole.
Pourtant, elle a été trop longtemps délaissée. Quelques chiffres illustrent son déclin : en 1923, peu après la fondation de la République, l'économie de la province de Diyarbakir la plaçait au second rang dans le pays. Quarante ans plus tard, elle glissait au 26e rang. A l'heure actuelle, elle n'est plus que 62e sur 80 provinces.
Quelques compagnies s'aventurent timidement et investissent, essayant d'ignorer le conflit, mais l'appui de l'Etat est nécessaire pour permettre à cette région de prendre son envol. Pourtant, ce dernier tâtonne. "Il est clair que l'armée est à la recherche d'une solution politique", explique Huseyin Bora, le secrétaire provincial du HADEP, le parti pro-kurde, qui affirme qu'un certain assouplissement de la politique d'Ankara est perceptible. Cette amélioration n'a apparemment pas pénétré tous les niveaux de l'Etat puisque, quelques jours après la déclaration optimiste de M. Bora, la Cour de sûreté de l'Etat condamnait à vingt-deux ans d'emprisonnement un jeune homme qui avait remplacé le drapeau turc par un portrait du dirigeant du PKK, lors du congrès du parti en 1996; trente et un responsables du parti, présents au Congrès, ont également écopé de peines allant de quatre à six ans d'emprisonnement. L'Association des droits de l'homme à Diyarbakir a aussi été fermée, sans explication, le 23 mai.
Le nouveau gouvernement de Mesut Yilmaz a affirmé son intention de redévelopper l'agriculture dans la région, mais, pour redresser la situation, les autorités devront permettre aux villageois qui le souhaitent de retourner dans leurs villages endommagés par la guerre, plus de deux mille ont été détruits, avec une aide financière pour rebâtir leurs vies.
NICOLE POPE
Le Monde du 8 août 1997
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