Article de presse: Les chemins de la liberté
Publié le 22/02/2012
Extrait du document
15 avril 1980 - " Alors voilà, c'est comme ça... " Ainsi, Sartre découvre à son tour la chambre sans fenêtre du Huis clos sans fin. Lui pour qui la vie signifiait avant tout liberté, et devoir de retoucher ses actes, comment l'imaginer inerte, tel un bronze d'art? Lui qui se demandait encore, après des milliers de pages, que penser de Flaubert, comment dire en quelques lignes ce qu'il fut et ce qu'il restera ? Comment dominer l'émotion, alors que sa silhouette tassée d'éternel étudiant, son regard écartelé, sa voix métallique, ses vérités, ses erreurs, ont fait partie, pour trois générations, de la famille, et d'une époque soudain révolue ?
Première certitude : aucun intellectuel français de ce siècle ni aucun des Nobel, dont il refusa de faire partie, n'aura exercé une influence aussi profonde, durable, universelle. C'est bel et bien un magistère mondial qui s'achève, après bientôt cinquante ans, et autant d'oeuvres, tirées à des millions d'exemplaires, traduites en vingt-huit langues et touchant à tous les genres.
Est-ce sa philosophie qui lui a valu ce rayonnement ? Tous ceux qui ont découvert l'Etre et le Néant à sa sortie, en 1943, ont cru, avec Michel Tournier, qu'un " système " leur était enfin donné. De fait, Sartre libérait les étudiants d'un enseignement fortement idéaliste et abstrait, en posant le primat d'un homme sans Dieu, libre, responsable, sans excuse.
Il ouvrait la prison du cogito cartésien sur le monde des bistrots et des massacres. La philosophie redevenait un moyen de penser la vie quotidienne, la science, et la nature, mais il a fallu admettre que cette percée phénoménologique devait beaucoup à Husserl, et que le lien de la conscience " existentialiste " avec les " autres ", l'histoire, l'action, restait incertain.
Le prestige de Sartre s'explique encore moins par ses théories politiques et ses engagements que par sa philosophie. Ses adversaires ont eu beau jeu d'ironiser sur sa difficulté à concilier son humanisme libertaire d'antibourgeois viscéral avec le marxisme rigide du " parti de la classe ouvrière ", sans lequel rien ne lui paraissait possible.
Le " compagnon de route " fut souvent plus intempestif qu'incommode, et l'ami des gauchistes montra parfois une violence qu'on eût dite forcée.
D'où donc est venue la véritable fascination exercée par Sartre ?
Probablement de ses contradictions mêmes. Son oeuvre entière en porte la marque, par sa diversité-philosophie, romans, critique, théâtre, films...-et son inachèvement. Presque toutes ses entreprises restent en suspens.
" J'ai écrit exactement le contraire de ce que je voulais écrire ", a-t-il déclaré récemment. Ce n'est pas une de ces boutades dont il avait le secret, et qui émaillent son théâtre. Sans rien renier, il refuse de se sentir lié par ses positions antérieures.
Il reproche à Mauriac de ne pas laisser ses héros assez libres, mais il reconnaît plus tard qu'il a fait pareil. Il dit détester son enfance, mais il lui consacre ce chef-d'oeuvre que sont les Mots.
Il prône l'engagement, juge que la littérature ne peut rien contre la faim d'un enfant, mais il se rallie à l'oeuvre intemporelle et s'y voue. Il décrit mieux que personne le mal d'être (la Nausée) ou le mal d'aimer (le Sursis), mais il avoue avoir été toujours protégé du malheur par la névrose de l'écriture. Il sait, dès l'âge de cinq ans, que la mort, un jour, " sur une route déserte, lui baisera les doigts ", mais il ne sent son " mufle au carreau " que quand il écrit : d'où, sous la maîtrise classique du style, on ne sait quelle urgence haletante, marque de ce que l'avenir appellera ou non son génie.
Un couple sans égal
Parfaitement, le penseur de l'angoisse, que la presse à sensation des années 50 présentait comme l'idole corruptrice des caves de Saint-Germain-des-Prés, était un hommes heureux, bon vivant, aimant la blague. C'était vrai comme étudiant, quand il sillonnait à vélo la France d'avant-guerre et de l'occupation, lors des " fiestas " amicales de la victoire avec la bande des Temps modernes, les maoïstes d'après 1968, et récemment avec Françoise Sagan, devenue son amie. Son amour de la vie était plus fort que tous les coups du sort, comme la cécité des dernières années, où Montherlant vit une raison de ne plus vivre, et qui n'a pas empêché Sartre de cultiver l'amitié et la musique, ses jardins secrets.
Contradictions encore : son refus du mariage bourgeois et le couple sans égal dans la littérature qu'il aura formé avec Simone de Beauvoir depuis leur rencontre, il y a juste cinquante ans : le souci de ne pas être suivi, et l'audience la plus vaste qu'un penseur ait connue de son vivant l'horreur et le respect de la force la passion de la liberté et le souci de la faire servir !
C'est sans doute cette double aspiration à la responsabilité et à l'utilité qui explique son ascendant, au-delà des réponses plus ou moins lucides et logiques que les événements lui ont inspirées personnellement. On peut diverger sur ses positions distraites face au Front populaire et à la Résistance, flottantes lors de la guerre froide, suivistes à l'égard du gauchisme, mais non sur sa volonté obstinée d'échapper à ce qui nous est inculqué, de posséder le moins possible, de se choisir des règles, d'évaluer les situations, de justifier sa vie, de se rendre utile.
C'est par ce programme, gagé sur des comportements d'une rigueur et d'une générosité exemplaires, qu'ont été séduites successivement les générations de l'antifascisme, de l'anticolonialisme, de la contestation étudiante, et les jeunes d'aujourd'hui, bien qu'ils accordent plus d'attention à l'inconscient qu'au conscient, et au langage qu'à l'homme. Le recul de l'hypocrisie en politique, c'est aussi lui.
Une oeuvre immense se dresse à jamais au-dessus de ce siècle, liée à ses secousses, à ses doutes. Un vivant ne cesse de dire le mystère de vivre, l'envie de connaître, la soif de sentir. Un homme droit et fraternel nous montre, par ses détours mêmes, les chemins de la liberté.
BERTRAND POIROT-DELPECH
Le Monde du 17 avril 1980
Liens utiles
- Article de presse: Nuit de la liberté à la Sorbonne
- Article de presse: Bataille pour la liberté de l'esprit en URSS
- Article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse: commentaire
- AREOPAGITICA ou De la liberté de la presse et de la censure. (résumé & analyse)
- CHEMINS DE LA LIBERTÉ (Les). Jean-Paul Sartre (résumé)