Article de presse: Les accords de Lomé
Publié le 22/02/2012
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28 février 1975 - " Cet accord est unique au monde, unique dans l'histoire; c'est la première fois qu'un continent entier se lie collectivement, après avoir négocié un ensemble de problèmes complexes, avec des pays industrialisés. " La satisfaction manifestée par Claude Cheysson, commissaire européen compétent pour la politique d'aide au développement, est d'autant plus légitime que le résultat atteint était loin d'être évident lorsque fut donné, le 25 juillet 1973, le coup d'envoi à la négociation CEE-ACP.
La situation était alors la suivante : les dix-neuf pays signataires de la Convention de Yaoundé souhaitaient que celle-ci soit renouvelée après son expiration le 31 janvier 1975. Ils acceptaient qu'elle soit élargie aux pays en voie de développement indépendants et anglophones de l'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. A une condition toutefois : que les avantages jusqu'alors consentis aux associés de la CEE ne s'en trouvent pas amenuisés.
La position des autres pays concernés par l'affaire était moins claire. Les Britanniques, qui étaient entrés dans la Communauté depuis quelques mois, avaient fait reconnaître en négociant leur adhésion la " vocation à l'association " des pays peu développés du Commonwealth.
Il avait été convenu d'offrir à ces pays le choix entre trois formules : l'association du type " accord de Yaoundé ", à conclure conjointement avec les pays de l'Afrique anglophone; une association sui generis, conçue dans des termes plus lâches; enfin un simple arrangement commercial.
Leur réponse fut rapide : qu'ils souhaitaient conclure ensemble-toute l'Afrique rassemblée, francophone ou anglophone-une convention unique, peut-être partiellement inspirée de l'expérience de Yaoundé, mais rénovée et adaptée.
Le gouvernement de Londres a alors adopté une position des plus réservées à l'égard de la politique d'association, la présentant volontiers comme une invention française fortement teintée de néocolonialisme.
Imperméables à l'idée que la Communauté pourrait avoir un intérêt politique à favoriser la création d'une zone de coopération " eurafricaine " bien structurée, sensibles en revanche aux griefs adressés par les Etats-Unis à un tel projet, les Britanniques demandèrent avec insistance que la politique de développement de la CEE s'infléchisse dans un sens plus " mondialiste ". La méfiance de plusieurs pays anglophones d'Afrique et des Caraïbes à l'égard de la politique d'association ne pouvait en être que renforcée.
La solidarité des ACP
Les pays ACP anglophones abordèrent la négociation dans un esprit de circonspection critique. Ils partirent bruyamment en guerre contre certaines des idées-mascottes de l'association-telles la notion de réciprocité et celle de zone de libre-échange,-au point qu'on put craindre que bon nombre d'entre eux, qui avaient accepté de venir s'asseoir, en juillet 1973, à la même table de conférence que les Neuf, ne renoncent finalement à signer la convention. Pourtant tous les " partants ", et même davantage, se retrouvent aujourd'hui à Lomé.
Comment l'expliquer ? Très vite est né parmi les pays ACP un sentiment de réelle solidarité. Chacun y a mis du sien.
Les Etats francophones-peut-être conscients que la convention de Yaoundé à laquelle ils étaient sincèrement attachés n'était effectivement pas exempte de paternalisme-ont su ne pas trop se formaliser de l' " indépendantisme " ombrageux et critique professé à leur égard, parfois sans beaucoup de nuances, par certains tribuns anglophones. Le gouvernement français eut la bonne idée de se garder de toute pression sur les pays africains francophones et même d'intervenir de façon trop tranchée dans la négociation.
Les dirigeants de l'Afrique anglophone, de leur côté, mirent de l'eau dans leur vin. Ils découvrirent au fil des mois que l'association-même si jusqu'au bout ils ont refusé le terme-n'était pas tout à fait le succédané de pacte colonial que leur décrivaient certains de leurs interlocuteurs londoniens. Un exemple : le Nigeria s'était engagé dans la négociation avec l'objectif politique d'affirmer sa prédominance sur l'ensemble de l'Afrique sud-saharienne; dans cette perspective, le gouvernement de Lagos avait cru bon de prendre la tête de la campagne contre l'association. Or il adopta vite une attitude plus modérée, pour devenir bientôt un artisan efficace du succès final.
Le mythe de l'unité-unité africaine à laquelle il ne fallait pas porter atteinte, mais aussi unité du groupe des pays ACP qui, en dépit de l'hétérogénéité géographique, est devenue très réelle-a eu finalement raison des habitudes de langue, de comportement, qui, au départ, séparaient les associés et les associables.
En maintenant leur négociation à terme dans les délais, les Neuf et les Quarante-Six ont accompli une indéniable performance. Cependant, seul l'usage dira si le cadre qui a été tracé et les liens qui ont été établis peuvent susciter une complicité active entre la Communauté et les ACP, et donner ainsi naissance à une zone d'alliance " eurafricaine ", capable dans une certaine mesure de faire équilibre sur les plans politique et économique au poids des superpuissances, Etats-Unis et Union soviétique. Tout n'est pas joué, tant s'en faut.
A l'intérieur de la Communauté, le conflit entre les mondialistes et ceux qui souhaitent privilégier la coopération régionale-en dépit de la convention de Lomé-est attisé par les Etats-Unis, dont la diplomatie a toujours cherché à éviter que l'Europe ne dispose d'une région d'influence. Cela peut encore porter préjudice au bon usage de la coopération entre la CEE et les ACP. Il est clair que le fonctionnement efficace d'un club de quarante-six pays est moins facile à promouvoir qu'une association intime d'une vingtaine d'Etats, fondée sur le voisinage.
Le pari consiste maintenant à créer entre les cinquante-quatre une connivence effective, à rendre possible et vivant cet échange permanent d'idées et d'informations qui font d'un arrangement économique une véritable association. La cohésion manifestée par les Quarante-Six durant les dix-huit mois passés, le fait-nouveau-que les pays ACP ne se présentent pas psychologiquement comme un ensemble d'anciennes colonies mais comme des partenaires résolument égaux, donnent l'espoir que cette dimension politique pourra être atteinte.
PHILIPPE LEMAITRE
Le Monde du 1er mars 1975
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