Article de presse: Leclerc, l'aristocrate

19 août 1944 - Le char de commandement de Leclerc, à la 2e DB, s'appelait Tally. Tally, c'est le nom de la propriété des Hauteclocque près d'Abbeville. Leclerc, dont un ancêtre partit en croisade avec Saint Louis, est un gentilhomme picard-il a d'ailleurs choisi pour pseudonyme un nom fort commun dans la région. Le coup d'oeil du chasseur, la voix brève, le goût de la tradition, l'horreur de la politique. De là à en faire un chevau-léger, un cavalier sans cervelle, il y a une marche. Philippe de Hauteclocque est sorti premier de l'Ecole de guerre, il a appris l'allemand et l'arabe et enseigné à l'école de Dar-El-Beida. Il a laissé à Saint-Cyr le souvenir d'un instructeur inégalé. C'est un homme d'action et un homme de guerre doué d'une énergie hors du commun et de la faculté de " focaliser " : se concentrer sur sa mission sans regarder à droite ni à gauche et surtout pas derrière. Lorsque, après s'être évadé, il passe à Londres, il ne déviera plus d'un pouce dans sa fidélité à de Gaulle. Et il ne l'envoie dire à personne. Ses colères, qu'il contient la plupart du temps au prix d'un énorme effort, sont dévastatrices. Le général Giraud en saura quelque chose, en 1943, en Tunisie. Et tel officier supérieur de la marine, en Indochine, qu'il giflera publiquement. Il est parti du Tchad en 1940 pour arriver à Paris et à Strasbourg. Depuis son débarquement en France, il est devenu l'alibi de tous ceux qui, pétainistes ou non, ont rejeté avec dédain la Résistance : après tous ces aventuriers, enfin un officier de tradition. Tout au long de sa route, les " bonnes familles " cherchent à faire engager leurs fils dans la 2e DB : un alibi pour les années piteuses. Leclerc accepte parfois, sans cacher ce qu'il pense. Pour ses hommes, ceux qui viennent du désert avec lui et ceux qui l'ont rallié en Afrique du Nord, seul compte un extraordinaire esprit de corps. Leclerc est un réaliste. Il le prouvera à Paris comme il le prouvera en Indochine : il laisse contresigner la capitulation du général von Choltitz par le colonel communiste Rol-Tanguy, de même qu'il tentera d'établir avec le Vietminh des rapports basés sur une loyauté insoupçonnable : la sienne. Que serait-il devenu, s'il n'avait trouvé la mort, en 1947, entre Oran et Colomb-Béchar? Certainement pas un " général de gauche ". Certainement pas un " putschiste ". Cet esprit clair, ce chef intransigeant manquera à la France dans les dures années de la décolonisation. JEAN PLANCHAIS 1985