Article de presse: Le président Mohamad Khatami sera-t-il le Gorbatchev de l'Iran ?
Publié le 17/01/2022
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3 mai 1997 - Nul doute qu'être le lauréat de la société civile est un honneur, mais ce n'est pas une sinécure. Parce que cela cristallise autour de l'impétrant des aspirations si éclatées et des espoirs si divers qu'un éventuel échec s'en trouve aggravé. C'est donc peu dire que la tâche qui attend Mohamad Khatami, le président iranien, élu le 3 mai, est difficile. D'autant que son magistral succès (69 % des voix) pourrait attiser les rancoeurs et la détermination de ses adversaires.
M. Khatami, qui prendra ses fonctions au début du mois d'août, à l'expiration du mandat d'Ali Akbar Hachémi Rafsandjani, a été surtout porté par une lame de fond de protestations contre la politique du gouvernement actuel. Mais l'éventail des revendications est très large, exprimé par des acteurs tout aussi divers : il va d'une amélioration des conditions de vie à une libéralisation des moeurs, en passant par la réforme des structures économiques, la lutte contre la corruption, le respect des droits de l'homme, le pluralisme politique...
Quant aux factions politiques qui l'ont soutenu, les radicaux islamistes d'une part et les libéraux modernistes de l'autre, leur rapprochement s'apparente davantage à une "collusion objective" de deux factions déçues du pouvoir qu'à une alliance entre forces constituées, comme cela se produit en pays de multipartisme. En Iran, il n'y a pas de partis, même si l'idée fait de plus en plus son chemin dans les esprits et pourrait être reprise à son compte par le président élu.
Une partie de la hiérarchie religieuse, celle qui est fondamentalement hostile à la confusion entre politique et religion, devrait aussi, implicitement, le soutenir : certaines figures célèbres de cette hiérarchie font de la prison ou sont en résidence surveillée à cause de leurs idées. M. Khatami devrait aussi bénéficier, explique Bernard Hourcade, directeur de recherche sur le monde iranien au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l'appui de ce que, dans la terminologie chrétienne, on appellerait le "bas clergé". Le président est en effet seyyed, c'est-à-dire qu'il appartient à la lignée du Prophète. C'est un intellectuel musulman respectable et il récupère en quelque sorte le message moderniste de Khomeiny. Il n'est pas non plus exclu, souligne M. Hourcade, que le corps des pasdarans, ou gardiens de la révolution, qui tire sa légitimité non pas du clergé même s'il défend un Iran islamique, mais de la guerre contre l'Irak, se solidarise avec le président élu.
Dire que M. Khatami pourrait être le Gorbatchev de l'Iran n'est pas abusif. A cela près que M. Khatami, fait remarquer M. Hourcade, bénéficie, au départ, d'une assise populaire qui manquait à l'ancien président soviétique. Comme ce dernier, le président élu iranien appartient au système. Il est lui-même religieux, fils de religieux, et son credo de base, tel qu'il l'a défini lors de sa première conférence de presse ès qualités, est de respecter tous les droits que la Constitution de la République islamique reconnaît aux citoyens. Autrement dit, ce sont des "abus" qui ont conduit à des "dérives". Le régime doit procéder à un aggiornamento.
Une "société de droit"
M. Khatami réussira-t-il pour autant à réaliser les aspirations de ces Iraniens qui, comme l'écrivent Jean-Pierre Digard, Bernard Hourcade et Yann Richard dans leur ouvrage L'Iran au XXe siècle (paru aux éditions Fayard), "se prennent à imaginer un système politique idéal, qui ferait de l'Iran un pays nationaliste, ouvert à la culture internationale et respectueux de la culture islamique populaire" ? Potentiellement oui, répond M. Hourcade, puisque le président élu est le premier à intégrer ces trois piliers de l'Iran.
M. Khatami a en tout cas annoncé qu'il voulait une "société de droit" qui allierait la "diversité des opinions à l'intérieur" et "l'unité et la solidarité face à l'extérieur", une société où "toutes les libertés civiles sociales et culturelles seront codifiées". Elles seront "codifiées", sous-entend-il, par rapport à l'arbitraire qui prévaut actuellement en la matière, la police, comme les groupes de pression tels les hezbollahis des "hooligans de l'islam", disent certains Iraniens, s'érigeant en "commandeurs" du "bien" et "censeurs" du "mal". Le président élu devra d'autre part pallier les insuffisances et échecs des réformes économiques que le président sortant a engagées dès le début des années 1990. Le débat économique sera l'une des difficultés qu'il rencontrera parce que ce débat oppose des forces mues non seulement par l'idéologie mais aussi par des intérêts concrets.
M. Khatami conçoit l'ouverture à l'Occident comme un enrichissement et non comme une aliénation. "Certes, la religion est chose sacrée, mais il faut admettre que nos représentations de la religion sont forcément humaines", écrivait-il dans un article récemment publié par le quotidien saoudien El Hayat. Dès lors, soulignait-il, chacun doit faire preuve d' "humilité". Et d'ajouter : "Nous [musulmans] devons jeter sur l'Occident un regard neutre, exempt d'hostilité et d'amour. Nous devons apprendre à le connaître. (...) Nous devons à la fois être vigilants quant à ses dangers et profiter de ses réalisations et de ses données humaines. Cela est possible si nous atteignons une maturité historique et intellectuelle. Nous pourrons alors (...) choisir et assumer la responsabilité de nos choix."
L'Occident verra à juste titre dans ces propos un signe encourageant pour l'avenir des relations avec l'Iran. Mais pour M. Khatami, la priorité n'est pas la relation avec les pays occidentaux, envers lesquels il devrait, dans un premier temps, se borner à calmer le jeu, sans prendre d'initiative spectaculaire. D'autant que sur des questions symboliques, telles l'affaire de la fatwa contre l'écrivain britannique Salman Rushdie ou les relations avec les Etats-Unis, ses adversaires ont une capacité de nuisance.
OEuvre pédagogique
Son discours s'adresse d'abord aux siens, auprès desquels il veut faire oeuvre pédagogique. La démarche risque de se révéler quelque peu naïve c'est, dit-on, ce que lui aurait dit le Guide de la République islamique, Ali Khamenei lui-même, lorsqu'on mesure les pesanteurs iraniennes et le conservatisme idéologique, économique et politique. A moins, estime M. Hourcade, que les perdants voient précisément en lui le capitaine qui réussira à sauver le navire. Ce qui suppose qu'ils aient tiré la principale leçon du scrutin présidentiel : à savoir qu'une dynamique nouvelle s'est engagée, qui suppose des règles de jeu nouvelles modifiant le traditionnel "combat des chefs".
M. Khatami a déjà été prévenu par le camp des "perdants" : "Il faut d'abord plaire à Dieu. En deuxième position vient notre éminent dirigeant, le vali-e Faqih [c'est-à-dire le Guide spirituel], l'ayatollah Ali Khamenei. Ensuite vient l'électorat", a averti l'ayatollah Ahmad Janati, secrétaire du Conseil des gardiens, un organisme chargé de s'assurer de la conformité des lois avec les principes de l'Islam. M. Khatami devra en outre, pour les décisions nécessitant l'aval du Parlement, passer par les fourches Caudines des conservateurs, qui ont gardé la présidence du législatif en faisant reconduire dans ses fonctions, par un vote massif des députés, Ali Akbar Nategh-Nouri son rival malheureux à l'élection présidentielle.
M. Khatami réussira-t-il à inverser la tendance actuelle et, si oui, terminera-t-il sa carrière politique comme Mikhaïl Gorbatchev, c'est-à-dire incapable d'arrêter l'engrenage d'une évolution vers une société laïque, ou devra-t-il "composer" avec ses adversaires au point d'y perdre l'élan de la vague qui l'a porté au pouvoir ?
MOUNA NAIM
Le Monde du 9 juin 1997
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