Article de presse: Le phénomène Ben Bella
Publié le 22/02/2012
Extrait du document
1er juillet 1962 - Quand son nom fut lancé, quand son visage apparut dans les journaux, quelque chose changea en Algérie, et l'insurrection affirma ses ambitions. Tel est le pouvoir d'un vocable sonore, d'une personnalité simple et chaleureuse, d'une éloquence véhémente surgissant dans un certain climat... Au début de 1955, depuis près de six mois, l'Algérie était en proie à un mouvement apparemment sans tête, qui prétendait s'élargir en révolution. On savait qu'un groupe d'animateurs, formé de la moitié de ceux qui avaient donné le signal du soulèvement, s'était installé au Caire. Mais en fait de leaders algériens, les Français ne connaissaient que Ferhat Abbas et Messali Hadj-et ni l'un ni l'autre n'était alors en cause. Vers la fin de mars 1955, deux journaux publièrent la photo de Ben Bella, " le plus dangereux des agitateurs ".
De l'effigie, du nom, de la légende, ennemis et amis s'emparèrent.
Dans les gourbis, on afficha la photo. Le nom vola de bouche en bouche, de part et d'autre de la Méditerranée. L'insurrection algérienne avait un nom, peut-être une tête. Le personnage avait fait sa percée historique, servant de " brise-lames " au mouvement tout entier.
On ne dira pas qu'Ahmed Ben Bella fut " lancé " et moins encore inventé par la presse française ou par les services politiques d'Alger. Mais il est de fait que le phénomène Ben Bella, la place qu'il prit soudain comme incarnation et inspiration de la révolution algérienne, vint d'une sorte de faim du public, d'un désir de clarté, de simplification ou de personnification. Les masses savaient qui vénérer, les possédants qui maudire, les policiers qui arrêter. Et parce que la renommée l'avait ainsi choisi, Ahmed Ben Bella prit soudain une dimension nouvelle.
Fils de paysans de Maghnia, village proche de la frontière marocaine, où il était né en 1916, lycéen à Tlemcen, sergent des tirailleurs algériens au début de la campagne d'Italie puis adjudant des thabors marocains en 1944, et comme tel décoré de la médaille militaire par le général de Gaulle pour exceptionnelle conduite au feu à Monte-Cassino, il reste, jusqu'en 1947, un modeste dirigeant local du PPA ou Parti populaire algérien, devenu en 1946 le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques). C'est en 1949 que sa notoriété s'affirme en milieu algérien : il est alors l'un des fondateurs et le chef effectif pour l'Oranie de l'OS (Organisation spéciale), troupe de choc du MTLD. L'attaque de la poste d'Oran, déclenchée pour remplir la caisse du parti, entraîne l'arrestation des responsables, dont Ben Bella. Le voilà incarcéré à la prison de Blida-d'où il s'évade en 1952. On le retrouve bientôt au Caire, où il met la dernière main aux préparatifs du soulèvement du 1er novembre 1954.
Une autorité tranquille
Son nom était déjà synonyme de l'action la plus radicale quand il choisit d'apparaître officiellement (entre deux portes) en avril 1956, lors du ralliement public de Ferhat Abbas au FLN. Les propos du leader de Sétif ayant été déformés par une agence de presse, on vit Ahmed Ben Bella, son cadet de vingt ans, prendre " Monsieur Abbas " par le bras et, lui offrant ainsi sa protection face aux journalistes, déclarer avec une autorité tranquille : " Ferhat est mon frère... Ce qu'il dit, je le dis... " Impression d'autorité qui ne devait plus s'effacer. Dès lors, Ben Bella se situait à un niveau exceptionnel, celui où l'on accorde la légitimité et où l'on confère ou distribue le pouvoir.
Six mois plus tard, c'était l'interception de l'avion au-dessus de la Méditerranée, puis les prisons d'Alger et de la Santé, l'île d'Aix, le château de Turquant, les grèves de la faim. Pourquoi faut-il que cet avion ait été aussitôt " l'avion de Ben Bella ", ces épreuves, les siennes, plutôt que celles de Boudiaf ou d'Aït Ahmed, aussi anciens dans le mouvement, aussi actifs que lui ? L'arbitrage de l'histoire n'est pas toujours fondé sur des données logiques.
Bref, tant que dura la guerre, puis tout au long de la négociation, cette question plana : " Qu'en pense Ben Bella ? Est-il d'accord ? " Son ombre pesait sur tous les développements du conflit, si fort que lorsqu'aucun journaliste ne pense à interroger à son sujet le général de Gaulle, lors d'une conférence de presse tenue en 1961, la chose va tellement de soi que l'on entend le chef de l'Etat dire : " Quelqu'un, je crois, m'a demandé des nouvelles de Ben Bella... " 1962. L'indépendance. Sitôt les accords d'Evian signés, lui et ses trois codétenus sont libérés. Et c'est alors qu'éclate au grand jour le conflit pour le pouvoir qui sous-tendait les relations entre le GPRA à Tunis, l'état-major de l'ALN (Armée de libération nationale) à Ghardimaou, et des internés de la Santé ou de l'île d'Aix. De la réunion des chefs du FLN, en Suisse, puis à Rabat, autour du roi du Maroc, aux assises du Conseil national de la révolution algérienne, à Tripoli, en juin, et au séjour de l'ensemble des dirigeants du FLN réunis ensuite à Tunis, on voit s'affirmer son dynamisme un peu lourd, son éloquence un peu brutale, son habileté un peu voyante. De toute évidence, c'est Ben Bella, durci par le combat clandestin, puis par ses longues années de prison, qui, de tous, a le plus de carrure, d'appétit de pouvoir, de sens des masses.
Episodes rocambolesques, chassés-croisés absurdes, affrontements sanglants, se succèdent tout au long du triste été 1962. Et puis Ben Bella, porté par les blindés du colonel Boumediène, entre le 4 août à Alger.
JEAN LACOUTURE
Le Monde du 6 juillet 1979
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