Article de presse: Le Petit Livre rouge
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
18 avril 1966 - Tout rouge, du rouge éclatant de sa couverture de plastique, le voilà donc arrivé de Pékin le fameux petit livre des citations de Mao Zedong.
C'est " le " livre de la Chine des gardes rouges, celui qui vole au-dessus des milliers de garçons en treillis bleu et des filles aux mèches courtes dans les grands défilés, tenu à bout de bras, souvent ouvert à la page de la photo, ou mieux encore, comme Lin Biao en a donné l'exemple, tenu, avec l'index passé entre deux pages, pour bien montrer qu'on vient juste d'en interrompre la lecture. C'est le " best-seller " universel et obligatoire, trente millions d'exemplaires pour la première édition, que tout bon Chinois laisse dépasser de sa poche, ou, mieux, qu'il tient toujours à la main, qu'il arbore accroché à sa bicyclette, qu'il ouvre dans l'autobus, qu'il étudie avec ardeur tout en mangeant son bol de riz ou son pain à la vapeur.
Tout de suite, une chose frappe. Contrairement à ce qu'on aurait pu attendre, les textes que voilà ne sont en aucune façon des passages faciles des oeuvres de Mao, choisis pour des lecteurs encore jeunes ou pour des esprits encore simples. Ils ne présentent pas une vulgarisation ou une simplification de la doctrine, ni un abrégé ou un condensé du maoïsme. Les citations sont courtes et vite lues, c'est vrai, mais ce sont des textes abstraits, ardus, pas faciles à comprendre sans un sérieux apprentissage marxiste.
Trente-trois chapitres couvrent un peu tous les sujets, depuis le parti communiste ou la lutte de classes jusqu'à la culture et l'art, les femmes, la jeunesse, en passant par la guerre populaire, la ligne de masse, le service du peuple, la culture idéologique de soi-même, etc. Voici en quelque cinq ou six cents citations la pensée correcte, celle que sept cents millions de Chinois ont le devoir d'installer dans leur tête et plus encore de traduire en actes.
Mao a écrit quelque part : " La vérité, c'est la pratique. " La formule nous paraît bien matérialiste et terre à terre, sans doute. Mais l'Asie et la Chine, si longtemps ligotées par des métaphysiques ou des philosophies d'inaction et d'indifférence, n'y peuvent-elles pas trouver la règle qui les sort de leur immobilisme ?
Bien souvent aussi, sous l'habillage des formules socialistes, Mao ne ramène-t-il pas tout simplement les Chinois aux qualités et aux vertus anciennes et universelles que plus d'un siècle de pourrissement avait fait oublier à la Chine d'avant : la propreté, l'honnêteté, l'altruisme, la discipline, etc. ? Un garde rouge qui s'est imprégné des citations sur le service du peuple, sur l'étude, sur les " trois règles de la discipline " et les " huit points de l'attention " doit pouvoir faire un très solide et très bon citoyen.
Ceci dit, le petit manuel recèle aussi à chaque page toutes les exigences d'une foi matérialiste et révolutionnaire qui veut convertir tous les hommes et occuper toute la place dans chacun d'eux.
Très significatifs sont, entre autres, les textes vantant les redoutables recettes de la critique et de l'autocritique, qui dans le monde communiste n'ont été développées nulle part autant qu'en Chine.
On y voit Mao comparer la pensée incorrecte à la maladie, le parti au chirurgien qui opère une appendicite, le citoyen fautif au malade, dont il importe de " traiter la maladie idéologique ou politique ", c'est-à-dire la maladie de ne pas bien penser.
ROBERT GUILLAIN
Le Monde du 24 décembre 1966
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