Article de presse: Le pays de leur enfance
Publié le 22/02/2012
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8-11 janvier 1996 - Elle est passée la Blême, la Camarde, cette mort tellement annoncée qu'elle aurait même fini par surprendre. Et ils passent. Une rose rouge à la main. Une rose rouge au coeur. Ils passent ici et là. Ils déposent une fleur, un mot, un rien, une pensée ou parfois une larme. Ils passent, comme la vie passe. La " mort est là, toujours là ", a dit un jour François Mitterrand.
Nul besoin d'être mitterrandolâtre, ou d'une affliction de circonstance, pour constater que cette mort-là est plus qu'une page d'histoire tournée, une vraie tristesse à beaucoup. La mort d'un proche laisse les vivants souvent désemparés. Il est des mots de convenance pour dire ces choses, des mots de faire-part qui officialisent le départ. François Mitterrand " nous a quittés ". C'est-à-dire surtout qu'il nous a laissés.
Proche, il l'était. Pas nécessairement de cette proximité politique, la belle et vaniteuse affaire que serait un deuil de gauche pour " peuple de gauche ". Pas davantage de cette proximité présidentielle, belle illusion pour dire la solitude orgueilleuse et implacable du pouvoir. Proche, il le fut, comme un membre éminent de la famille France. Assez longtemps aux affaires de ladite famille pour en devenir en quelque sorte le calendrier tutélaire.
Il y eut les années Mitterrand. Et nous les vécûmes tous ensemble. D'accord, pas d'accord. Mais tous ensemble. Quatorze ans, c'est un bail tout de même, et plus que le déroulé d'une longue habitude. Quatorze ans de notre vie à tous, de notre paysage commun, de la vie d'une nation. On n'en sort ni indemne ni indifférent.
Les temps de deuil sont ceux des éloges. Et les éloges pleuvent, conventionnels ou sincères, oraisons funèbres en boucle. Elie Wiesel rappelait hier que, dans sa religion, il fallait avoir pour principe de ne dire que du bien du défunt. On dit devant la mort ce qu'il faut dire, ce qu'on croit devoir dire. On dit même pour dire, privilège, désarroi et bouclier des vivants.
Laissons dire, aurait murmuré François Mitterrand. L'Histoire et le temps feront le tri. En attendant, cette vie achevée se conclura au cimetière de Jarnac, comme une boucle bouclée. Un caveau familial, rien qui échappe justement à la famille France, un cimetière provincial, la concession Mitterrand. " Un homme reste du pays de son enfance ". Voilà ce qu'il disait et ce qu'il choisit d'illustrer pour son ultime choix.
Et voilà peut-être ce qui explique que tant de jeunes Français, de très jeunes même, ont éprouvé un réel choc à l'annonce de cette mort. Comme la disparition d'un grand-père, d'un Tonton président, d'un maître à grandir, comme le sablier vide de leur propre jeunesse. François Mitterrand fut, d'une certaine manière, le pays de leur enfance. Et il leur faut désormais vieillir.
Ce n'est point un enfant, ni un jeune homme. Il est même président de la République. Jacques Chirac a parlé, lundi 8 janvier, de son prédécesseur. Avec le coeur. Avec les mots justes et forts, pas simplement un éloge de circonstances. Jacques Chirac a formidablement parlé. Comme si cette disparition l'avait, lui aussi, arraché à son enfance présidentielle.
PIERRE GEORGES
Le Monde du 10 janvier 1996
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