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Article de presse: Le nouveau départ de Kim Dae-jung

Publié le 17/01/2022

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- Le repas avait été bon, mais l'hôte était morose. C'était en décembre 1992. Kim Dae-jung, le symbole de la lutte pour la démocratie en Corée du Sud depuis quarante ans, paraissait un homme fini. Lui, l'une des figures politiques les plus représentatives, par ses convictions, de cette Asie extrême-orientale qui, en moins d'un demi-siècle, s'était élevée au rang de pôle économique mondial, venait d'être battu à la première élection présidentielle non jouée d'avance depuis la création de la République de Corée, en 1948. Il annonçait qu'il se retirait de la vie politique. Attentif à ses invités, il préférait parler d'autre chose. Dans le salon de sa modeste maison de briques rouges ouvrant sur un petit jardin de pierre entouré de murs, dans une rue discrète du quartier central de Tongkyo-dong, à Séoul, pesaient de longs silences au fil desquels revenait en mémoire l'image de l'homme pugnace trônant dans un fauteuil légèrement surélevé qui, dans cette même pièce, avait reçu pendant de longues années les journalistes étrangers " couvrant " la Corée. C'était l'époque de la " traversée du désert " de Kim Dae-jung, prisonnier de conscience des dictatures, passant de la résidence surveillée à la prison. Ce fut aussi au cours de ces années qu'il s'investit d'une sorte de mandat moral. " J'ai à nouveau failli à obtenir la confiance populaire " , avait-il laissé tomber à plusieurs reprises au cours de la soirée, comme s'il ne parvenait pas à s'en convaincre, frappant de la main sur sa cuisse gauche, douloureuse des suites d'une vieille sciatique que ses séjours en prison n'ont pas arrangée, et qui l'oblige parfois à marcher avec une canne. Pendant quatre ans, le " vieux lion " de la politique coréenne allait rentrer dans sa tanière, présidant la fondation Kim Dae-jung pour la Paix, créée sur ses fonds personnels, avec pour objectif de promouvoir la démocratie dans la région. Il enseigna à Cambridge et voyagea en Europe et aux Etats-Unis. Fausse sortie. Il y a un an, Kim Dae-jung annonça qu'il était revenu sur sa décision et qu'il entendait briguer à nouveau le mandat présidentiel que, par trois fois déjà, les Coréens lui avaient refusé. " La France a bien eu besoin que De Gaulle revienne " , nous disait-il alors, en guise de justification. L'ambition ? Le sentiment d'avoir une mission à accomplir ? Ses adversaires ont dénoncé chez cet homme de soixante-treize ans une inextinguible soif de pouvoir. " Si l'on déduit les années passées en prison ou en résidence surveillée, je suis encore jeune " , plaisantait-il ces derniers jours, bien que l'harassante campagne qu'il menait marquât ses traits. Cette fois, Kim Dae-jung a obtenu ce mandat populaire qu'il avait demandé pour la première fois aux Coréens en 1971 lorsqu'il fit campagne contre Park Chung-hee, le général-président auteur du putsch militaire en 1961, qui entendait légitimer son régime par une élection. Il fut battu, mais d'un courte tête, avec 46 % des suffrages. Park et ses successeurs généraux-présidents sentirent la menace que représentait cet homme pugnace et charismatique ne répugnant pas, à l'occasion, aux envolées populistes. Kim Dae-jung paya cher de sa personne l'attachement à des idées. Il allait passer six ans en prison et une dizaine d'années en résidence surveillée ou en exil sous les régimes Park (1961-1979) et Chun Doo-hwan (1980-1987). Il manqua deux fois être assassiné avant d'être condamné à mort. L'homme qui accède aujourd'hui à la Maison Bleue (la résidence des chefs d'Etat sud-coréens, célèbre pour son toit aux extrémités recourbées recouvert de tuiles bleues) a sans doute perdu son lustre de dissident à l'épreuve du jeu politique et de ses compromis. Avec la démocratisation entamée en 1987, sa figure d'homme arc-bouté sur ses convictions s'est quelque peu ternie. Mais il a gagné en assise politique, cherchant à rassurer les classes moyennes et le camp conservateur. Au cours de sa campagne, il a réussi à faire converger les deux grands courants politiques de la Corée moderne : l'héritage du régime Park, dont il fut victime, mais qui est à l'origine du fantastique essor économique du pays et une tradition démocratique influencée par l'Occident mais qui, à ses yeux, s'enracine aussi dans des valeurs autochtones. Ces courants sont à l'origine d'une forme de " contrat social " . " La pensée extrême-orientale véhicule des valeurs qui coïncident avec l'esprit de la démocratie. Ce qui nous a manqué, c'est la capacité de les traduire en institutions et en système politique " , disait-il dans une interview au Monde (17 mai 1994). Kim Dae-jung s'est réinventé en jouant sur le registre du travailliste Tony Blair face à l'héritage du thatchérisme. Son alliance lors de cette présidentielle avec Kim Jong-pil, chef de la droite traditionnelle et ancien premier ministre de Park, est la plus éclatante illustration d'une souplesse politique que beaucoup qualifient d'opportunisme. Mais Kim Dae-jung est un homme dont on peut espérer qu'il a trop payé dans la lutte qu'il a menée pour avoir oublié certains des principes, influencés par sa foi catholique, qui ont guidé sa vie de combattant de la démocratie. Ses Ecrits de prison, puis récemment d'autres livres, Se préparer pour un nouveau départ et Ma vie, ma philosophie, qui furent d'immenses succès, témoignent de ses convictions. Les Ecrits sont les plus significatifs. Ils furent rédigés entre 1980 et 1982, lorsque pesait sur l'auteur une condamnation à mort : il était accusé d'avoir fomenté l'insurrection de mai 1980 à Kwangju, capitale de la région de Cholla du sud dont il est originaire (la répression par l'armée causa cinq cents morts parmi la population civile). Composés de lettres écrites à sa famille, ces Ecrits sont révélateurs de la pensée politique d'un homme lucide en dépit d'accents parfois messianiques pour commenter l'histoire de son pays et les grands événements mondiaux. La vie de Kim Dae-jung est étroitement liée à l'histoire moderne de la Corée. C'est sans doute ce qui lui confère une légitimité historique dont ne bénéficie aucun autre politicien sud-coréen. Une partie de l'opinion se méfie de lui : elle considère qu'il est dangereux pour ses engagements passés aux côtés des étudiants contestataires ou des ouvriers. Kim Dae-jung est en réalité à la fois un dissident et un politicien coréen des plus traditionnels, jouant sur les clientèles et les rivalités régionales et régnant en autocrate sur son clan. D'origine modeste, second fils d'un cultivateur sur une île au large du port de Mokpo (sud-ouest de la péninsule), il est né en 1925. Diplômé d'une école de commerce, il débuta comme petit entrepreneur. Puis il se fit élire député en 1961. Cet homme austère, qui commence sa journée à l'aube par une prière, était au début de sa carrière un redoutable orateur. Le président sortant, Kim Young-sam, alors lui aussi un dissident, fit dès 1971 l'amère expérience des capacités de conviction de son rival : alors qu'il était assuré de devenir le candidat de l'opposition dans les élections présidentielles face à Park Chung-hee, il fut évincé au profit de l'autre Kim. Devenu la " bête noire " de Park à la suite de cette présidentielle, Kim Dae-jung fut enlevé en août 1973 dans un hôtel de Tokyo par les sbires du régime aidés par la pègre nipponne d'origine coréenne. Alors que ses ravisseurs s'apprêtaient à le jeter dans la mer Jaune avec une pierre au cou, il fut sauvé par une intervention de Washington. Il allait passer les années suivantes entre la prison, la résidence surveillée et un exil aux Etats-Unis. " Park me haïssait et Chun essaya de me briser politiquement et psychologiquement " , nous dit-il. Park et Chun cherchèrent surtout à le discréditer en l'accusant d'avoir été communiste au lendemain de la guerre. M. Kim avait été arrêté en avril 1949 pour des " contacts suspects " avec le Parti coréen du travail, qui allait devenir par la suite le Parti des travailleurs en Corée du Nord. L'accusation n'a jamais pu être prouvée mais, compte tenu de l'instabilité politique qui précéda la guerre de Corée (1950-1953), elle n'a rien d'infamant : à la même époque, Park Chung-hee, alors jeune officier, n'avait-il pas été lui-même condamné à mort pour avoir appartenu à une cellule du Parti communiste ? Par la suite, M. Kim fit partie d'un mouvement où étaient représentés les mouvements de droite comme de gauche opposés au dictateur de l'époque, Syngman Rhee, et devint un proche collaborateur du libéral Chang Myon qui fut porté au pouvoir par les révoltes étudiantes de 1960 et devint brièvement premier ministre : il devait être chassé du pouvoir neuf mois plus tard par le putsch de Park Chung-hee. A la suite de l'assassinat de celui-ci, en octobre 1979, Kim Dae-jung revint sur le devant de la scène en cavalier seul : il ne renoua pas avec son parti qui était passé entre-temps sous la coupe de son rival, Kim Young-sam. Condamné à mort pour sédition en septembre 1980, il bénéficia, grâce une nouvelle fois à la pression de Washington, d'une remise de peine, commuée en vingt ans de réclusion. Puis, il fut autorisé à se rendre aux Etats-Unis. Il en revint en février 1985 et fut placé en résidence surveillée jusqu'à ce que les émeutes du printemps 1987 mettent fin au régime Chun. Au cours de la campagne pour l'élection présidentielle de décembre 1987, la rivalité entre Kim Dae-jung et Kim Young-sam favorisa l'ex-général Roh Tae-woo. Kim Dae-jung, qui arriva en troisième position, perdit plus qu'une bataille : une partie de son prestige. Beaucoup lui reprochant de s'être entêté à refuser un compromis avec l'autre Kim. Au cours de la démocratisation entamée durant la présidence de Roh Tae-woo, Kim Dae-jung essaya de se démarquer des dissidents qui avaient été ses alliés naturels dans la lutte contre la dictature. Cette modération le coupa des étudiants et suscita la rancoeur des habitants de Kwangju, la ville martyre de la dictature militaire, qui se sentirent abandonnés par ce " fils du pays " . En 1990, le ralliement de son rival Kim Young-sam à la majorité permit la formation d'un parti " omnibus " qui, assurant une majorité des deux tiers au gouvernement, rejeta Kim Dae-jung dans une situation purement oppositionnelle. Afin que sa formation n'apparaisse pas comme le " parti d'un homme seul " , il rallia des opposants et forma le Parti démocrate qui, aux élections législatives de mars 1992, emportait 37,2 % des voix à Séoul. En décembre de la même année, en se présentant une troisième fois dans la course à la présidence, Kim Dae-jung livrait, à soixante-sept ans, ce que l'on pensait être sa dernière bataille. Une autre l'attendait, dont cette fois il allait sortir vainqueur. " Devenir président n'est pas la seule manière d'être un grand homme pour son pays " , nous disait Kim Dae-jung en cette amère soirée d'il y a cinq ans. " Si l'on se souvient de moi comme d'un homme qui fut du côté du peuple, c'est sans doute l'essentiel. " Derrière ce manoeuvrier de la politique se profile, toujours inopinément, l'homme des grandes causes. On ne peut que souhaiter à la Corée, dont l'expérience de démocratie qui s'achève (Kim Young-sam fut le premier civil à accéder à la présidence) ne fut guère concluante (scandales et banqueroute financière), que Kim Dae-jung demeure à la tête de l'Etat un homme attaché aux valeurs dont il s'est constamment réclamé. PHILIPPE PONS Le Monde du 20 décembre 1997

« civile).

Composés de lettres écrites à sa famille, ces Ecrits sont révélateurs de la pensée politique d'un homme lucide en dépit d'accents parfois messianiques pour commenter l'histoire de son pays et les grands événements mondiaux. La vie de Kim Dae-jung est étroitement liée à l'histoire moderne de la Corée.

C'est sans doute ce qui lui confère une légitimitéhistorique dont ne bénéficie aucun autre politicien sud-coréen.

Une partie de l'opinion se méfie de lui : elle considère qu'il estdangereux pour ses engagements passés aux côtés des étudiants contestataires ou des ouvriers.

Kim Dae-jung est en réalité à lafois un dissident et un politicien coréen des plus traditionnels, jouant sur les clientèles et les rivalités régionales et régnant enautocrate sur son clan. D'origine modeste, second fils d'un cultivateur sur une île au large du port de Mokpo (sud-ouest de la péninsule), il est né en1925.

Diplômé d'une école de commerce, il débuta comme petit entrepreneur.

Puis il se fit élire député en 1961.

Cet hommeaustère, qui commence sa journée à l'aube par une prière, était au début de sa carrière un redoutable orateur.

Le présidentsortant, Kim Young-sam, alors lui aussi un dissident, fit dès 1971 l'amère expérience des capacités de conviction de son rival :alors qu'il était assuré de devenir le candidat de l'opposition dans les élections présidentielles face à Park Chung-hee, il fut évincéau profit de l'autre Kim. Devenu la " bête noire " de Park à la suite de cette présidentielle, Kim Dae-jung fut enlevé en août 1973 dans un hôtel deTokyo par les sbires du régime aidés par la pègre nipponne d'origine coréenne.

Alors que ses ravisseurs s'apprêtaient à le jeterdans la mer Jaune avec une pierre au cou, il fut sauvé par une intervention de Washington.

Il allait passer les années suivantesentre la prison, la résidence surveillée et un exil aux Etats-Unis.

" Park me haïssait et Chun essaya de me briser politiquement etpsychologiquement " , nous dit-il.

Park et Chun cherchèrent surtout à le discréditer en l'accusant d'avoir été communiste aulendemain de la guerre.

M.

Kim avait été arrêté en avril 1949 pour des " contacts suspects " avec le Parti coréen du travail, quiallait devenir par la suite le Parti des travailleurs en Corée du Nord.

L'accusation n'a jamais pu être prouvée mais, compte tenu del'instabilité politique qui précéda la guerre de Corée (1950-1953), elle n'a rien d'infamant : à la même époque, Park Chung-hee,alors jeune officier, n'avait-il pas été lui-même condamné à mort pour avoir appartenu à une cellule du Parti communiste ? Par la suite, M.

Kim fit partie d'un mouvement où étaient représentés les mouvements de droite comme de gauche opposés audictateur de l'époque, Syngman Rhee, et devint un proche collaborateur du libéral Chang Myon qui fut porté au pouvoir par lesrévoltes étudiantes de 1960 et devint brièvement premier ministre : il devait être chassé du pouvoir neuf mois plus tard par leputsch de Park Chung-hee. A la suite de l'assassinat de celui-ci, en octobre 1979, Kim Dae-jung revint sur le devant de la scène en cavalier seul : il nerenoua pas avec son parti qui était passé entre-temps sous la coupe de son rival, Kim Young-sam.

Condamné à mort poursédition en septembre 1980, il bénéficia, grâce une nouvelle fois à la pression de Washington, d'une remise de peine, commuéeen vingt ans de réclusion.

Puis, il fut autorisé à se rendre aux Etats-Unis.

Il en revint en février 1985 et fut placé en résidencesurveillée jusqu'à ce que les émeutes du printemps 1987 mettent fin au régime Chun. Au cours de la campagne pour l'élection présidentielle de décembre 1987, la rivalité entre Kim Dae-jung et Kim Young-samfavorisa l'ex-général Roh Tae-woo.

Kim Dae-jung, qui arriva en troisième position, perdit plus qu'une bataille : une partie de sonprestige.

Beaucoup lui reprochant de s'être entêté à refuser un compromis avec l'autre Kim.

Au cours de la démocratisationentamée durant la présidence de Roh Tae-woo, Kim Dae-jung essaya de se démarquer des dissidents qui avaient été ses alliésnaturels dans la lutte contre la dictature.

Cette modération le coupa des étudiants et suscita la rancoeur des habitants deKwangju, la ville martyre de la dictature militaire, qui se sentirent abandonnés par ce " fils du pays " . En 1990, le ralliement de son rival Kim Young-sam à la majorité permit la formation d'un parti " omnibus " qui, assurant unemajorité des deux tiers au gouvernement, rejeta Kim Dae-jung dans une situation purement oppositionnelle.

Afin que sa formationn'apparaisse pas comme le " parti d'un homme seul " , il rallia des opposants et forma le Parti démocrate qui, aux électionslégislatives de mars 1992, emportait 37,2 % des voix à Séoul.

En décembre de la même année, en se présentant une troisièmefois dans la course à la présidence, Kim Dae-jung livrait, à soixante-sept ans, ce que l'on pensait être sa dernière bataille.

Uneautre l'attendait, dont cette fois il allait sortir vainqueur. " Devenir président n'est pas la seule manière d'être un grand homme pour son pays " , nous disait Kim Dae-jung en cetteamère soirée d'il y a cinq ans.

" Si l'on se souvient de moi comme d'un homme qui fut du côté du peuple, c'est sans doutel'essentiel.

" Derrière ce manoeuvrier de la politique se profile, toujours inopinément, l'homme des grandes causes.

On ne peutque souhaiter à la Corée, dont l'expérience de démocratie qui s'achève (Kim Young-sam fut le premier civil à accéder à laprésidence) ne fut guère concluante (scandales et banqueroute financière), que Kim Dae-jung demeure à la tête de l'Etat unhomme attaché aux valeurs dont il s'est constamment réclamé.. »

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