Article de presse: Le miroir des mots 44-54
Publié le 22/02/2012
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1947 - Les mots sont le miroir de l'époque qui les " produit " ou le plus souvent les adopte. Qu'ils s'installent durablement dans la langue, ou qu'ils n'y fassent qu'une brève et spectaculaire carrière, ils disent à l'historien ce que les contemporains ont perçu et retenu de plus significatif dans leur époque.
La lexicométrie, c'est-à-dire le " comptage " des mots d'un ensemble de textes donnés, n'est pas encore une science exacte et ne le sera sans doute pas avant longtemps. Les dépouillements immenses qu'elle exigerait pour cela dépassent de beaucoup les résultats que l'on peut en attendre.
On peut du moins, à défaut de statistiques rigoureuses, se faire une idée assez précise de ce qu'ont été les préoccupations majeures de la société française de 1950 à 1960, en repérant et en classant les apparitions de mots (ou de sens nouveaux donnés à un mot).
Il peut s'agir d'emprunts à une langue étrangère : l'anglais neuf fois sur dix, dans le cas qui nous occupe. Mais aussi, et en grand nombre, de mots (ou de groupes de mots) de formation " bien de chez nous ".
Ceux que nous avons retenus remontent, sauf indication contraire, à la première moitié de la décennie 1950-1960; ou, s'ils existaient déjà, ont connu alors une poussée considérable de diffusion. Nous les avons répartis en une dizaine de " domaines ", qui vont du plus général (la politique, les idées) au plus particulier (les loisirs, la mode).
La politique d'abord : la guerre froide bien sûr; et aussi le neutralisme et la révision déchirante, excellente traduction de l'agonizing reappraisal évoquée en 1954 par Foster Dulles.
La bombe atomique nous a valu, dès 1947 ou 48, le bikini, du nom de l'îlot " déshabillé " par les essais militaires; puis un bikiniser, " réduire en poussière ", qui a bientôt cédé la place à atomiser.
N'oublions pas les retombées, ni (vers 1960) l'impact, qui sont passés l'un et l'autre du domaine militaire dans la langue courante.
Plus spécialement en France, assumer, aliénation, autocritique ou concerné (se sentir, être... par), nous viennent des vagues sartriennes, de même que politiser. On notera le destin (linguistique) du poujadisme, né en 1956 de circonstances électorales bien précises, et dont l'emploi a remarquablement survécu à ces circonstances. La guerre d'Algérie ne laisse guère de traces que dans les ratonnades, qui peuvent frapper d'autres groupes sociaux que les Algériens des années 1958 et suivantes; et encore brader, étendu au domaine politique.
Les années 1950 sont aussi celles du grand exode rural; et parallèlement de l'urbanisation accélérée du pays. Malheureusement, cette urbanisation à coups de grands ensembles, si elle nous a épargné beaucoup de bidonvilles, nous a valu la sarcellite, née des conditions de vie dans le premier ensemble géant, celui de Sarcelles.
Passées les très dures années de l'immédiate après-guerre, la France se reprend à vivre heureusement. Les vacanciers sont désormais une véritable classe sociale, au moins temporaire; on parle déjà, timidement, de la société de consommation. Celle-ci, dans ces années 1950, consomme surtout de la musique: le microsillon lui amène des millions de fervents nouveaux, des jeunes discophiles; les disquaires (qu'on écrit quelque temps, bizarrement, discaires), et les premières discothèques entrent dans notre univers quotidien.
Ce sera, un peu plus tard (vers 1957), le tour de la hi-fi (la high fidelity américaine), et des hifistes, qui deviendront plus raisonnablement des amateurs de haute fidélité. L'audiovisuel (contre lequel, le mot bien entendu, se prononcent les puristes et l'Académie), c'est avant tout le petit écran et ses speakerines, devenues vers 1965 de charmantes " présentatrices ". C'est aussi (pour la radio seule, pendant longtemps) les plages de publicité ou de variétés; et le juke-box des cafés, hélas !
Côté cuisine, l'électroménager fait un malheur! On court après le frigidaire, marque déposée depuis 1922, qui s'impose après 1950 comme nom commun, plus souvent que le lourd réfrigérateur. Et on voit s'ouvrir, en 1957, le premier supermarché...
Il faut un peu de tout pour conquérir et conserver l'indispensable standing: être un manager (le mot est connu des Français dès le début de notre siècle, mais peu employé), capable d'établir un planning (fonctionnel, bien sûr), et de lancer une campagne de marketing, au besoin en utilisant les toutes nouvelles techniques de l'ordinateur (qui prend, après 1957, la relève du computer); de contacter efficacement les clients éventuels, de les recevoir dans un living-room accueillant et de leur offrir un drink, pendant que madame parlera shopping avec ses invitées.
Autre loisir de tous les temps, et particulièrement des après-guerres : la lecture. Dans la foulée d' " Autant en emporte le vent " et de " Caroline chérie ", le roman-fleuve est très demandé par le public.
Avec lui, c'est le temps des best-sellers qui s'annonce, mais aussi celui des digests! On parle déjà de l'ère de l'anti-roman, ouverte en 1949 par l'article que consacre Jean-Paul. Sartre au " Portrait d'un inconnu ", de Nathalie Sarraute. Ce n'est que six ou sept ans plus tard que l'appellation mal contrôlée (et peu attirante) d'anti-roman sera remplacée par celle de nouveau roman. Lequel nouveau roman s'inscrira tout naturellement dans la ligne du new-look de l'année 1949, et de la nouvelle vague, celle du swing et des surboums.
Celle aussi des fans de la chanson anglo-américaine; et des cover-girls, qui succèdent aux pin-ups du GI. Le sexy montre, si l'on ose dire, le bout de son nez en 1955, en même temps que le strip-tease. En somme, la vie retrouve ses droits !
JACQUES CELLARD
Mars 1985
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