Article de presse: Le jour où le peuple polonais crût prendre le pouvoir
Publié le 22/02/2012
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21 octobre 1956 - L' " octobre polonais " fut une sorte de révolution dans la révolution.
Les symptômes du grand bouleversement se manifestaient depuis des mois. La déstalinisation avait commencé à Varsovie bien avant qu'elle ne fût proclamée à Moscou. Les intellectuels n'avaient pas attendu le rapport secret de Khrouchtchev devant le vingtième congrès, en février 1956, pour mettre publiquement en cause la manière de gouverner de Staline et de ses disciples ou réviser le socialisme tel qu'il avait été façonné en URSS.
Le mouvement de protestation prit une ampleur sans précédent le 28 juin 1956, lorsque cinquante mille ouvriers de Poznan cessèrent le travail, descendirent dans la rue, libérèrent les détenus de la prison, s'attaquèrent à la radio et au commissariat central de police.
Alors que se tenait la foire internationale annuelle, la ville prit l'aspect d'un champ de bataille. Les forces de l'ordre avaient riposté sans faire de détail, et l'on releva cinquante-trois morts. Trois cent vingt-trois " meneurs " furent déférés en justice.
Au début, les dirigeants ne s'embarrassèrent pas de subtilités. Pour eux, de tels troubles ne pouvaient qu'être l'oeuvre de voyous manipulés par les impérialistes. M. Josef Cyrankiewicz, le chef du gouvernement, en général plus circonspect et qui cultivait sa réputation de " libéral ", cria haro sur les " hooligans ". Un mois plus tard, il dut regretter d'avoir tenu pareil langage. Devant le comité central du parti, Edouard Ochab, premier secrétaire, reconnut, en effet, qu'il était absurde de parler de provocateurs et d'agents impérialistes. Il fallait chercher la cause profonde du mal et, pour y remédier, appliquer des réformes.
Afin de mieux marquer sa volonté de renouvellement, Edouard Ochab fit un geste hautement symbolique. Wladislaw Gomulka, l'ancien secrétaire général emprisonné sous Staline et déjà réhabilité, fut réintégré dans le parti.
Que faire alors des personnes arrêtées après les troubles de Poznan ?
Puisque les plus hautes autorités rejetaient la thèse de la provocation, il n'était pas possible de les juger comme des adversaires du socialisme. Il n'était pas davantage possible de les relâcher sans formalités. Des procès eurent donc lieu, auxquels la Pologne n'était plus accoutumée. Les prévenus se défendaient et étaient défendus avec acharnement. Le public suivait passionnément les débats et, au fur et à mesure des audiences, les rôles paraissaient inversés. C'était, en fin de compte, le régime qui faisait figure d'accusé. Il était déjà trop tard pour se contenter d'une politique d'apaisement. L'effervescence gagnait le pays. Pris entre une population qui exigeait tout de suite un grand chambardement et des alliés soucieux de freiner la déstalinisation, les dirigeants en place perdaient le contrôle de la situation. Allaient-ils proclamer qu'il y avait eu maldonne et reprendre par la force la plus brutale tout ce qu'ils avaient abandonné depuis des mois ?
Un héros national
En ces jours dramatiques, Edouard Ochab fit pencher la balance. Celui que Staline qualifiait de " bolchevik aux dents d'acier " se refusa à conduire la répression. Mieux, il céda sa place de premier secrétaire à Wladislaw Gomulka, qui, seul, en raison de ses antécédents antistaliniens, pouvait rallier au régime la masse de la population.
Les Soviétiques ne l'entendaient pas ainsi. Ils jugeaient insupportable le retour en scène-et sous la pression de la foule-d'un homme qui passait pour un " communiste nationaliste " et qui naguère s'était opposé à la collectivisation agraire.
Ils décidèrent d'user de grands moyens. Les troupes russes stationnées sur le territoire polonais faisaient mouvement. En pleine session du comité central, quatre dirigeants soviétiques-Viatcheslav Molotov, Anastase Mikoyan, Lazare Kaganovitch, et Nikita Khrouchtchev-débarquèrent sans crier gare, accompagnés de quatorze généraux. Leur premier objectif était d'empêcher l'élection de Wladislaw Gomulka. Ils comptaient sur l'appui, au sein de la direction polonaise, du groupe appelé " natolinien ", qui entendait maintenir le vieux système et s'en tenait au principe de la fidélité inconditionnelle à l'URSS.
De l'autre côté, se trouvait la majorité du comité central, acquise par conviction ou par résignation au changement et qui, cette fois, était décidée à ne pas se laisser dicter de l'étranger le choix de son chef. Cette force-là eût été bien dérisoire si les ouvriers des usines ne s'étaient mobilisés et si nombre de militaires n'avaient montré leur volonté de défendre l'indépendance. Le ministre de la défense, Rokossovski, un maréchal soviétique, redevenu polonais pour quelques années, commandait dans le vide. Certes, des troupes russes auraient surclassé les rebelles polonais, civils et militaires. Mais, cette fois au moins, les dirigeants du Kremlin eurent peur du scandale qu'aurait provoqué un choc sanglant. Ils firent la part du feu.
Wladislaw Gomulka pouvait quand même sauver le socialisme. Qu'il tente donc sa chance! Khrouchtchev fut un des premiers à complimenter le nouveau premier secrétaire qu'il avait insulté à son arrivée dans la capitale. Le dénouement suscita la liesse dans Varsovie, ébaubie de sa victoire. Les Polonais ne se rendaient pas compte du caractère ambigu de la situation. Wladislaw Gomulka comblait leur espérance. Sa dignité devant les Soviétiques guérissait des humiliations subies pendant dix ans. Il rendait leur liberté aux paysans embrigadés de force dans les fermes collectives. Il concluait un accord avec l'Eglise catholique.
Et, le 20 janvier 1957, lors des seules élections peut-être qui aient eu un sens dans un régime communiste, il faisait approuver par les citoyens sa politique ou plutôt ce qu'il représentait. Pourtant, le héros national s'installait déjà dans de vieux meubles. Il s'appliquait à reconstituer le parti en pleine décomposition, contre lequel la foule s'était dressée. Il parlait un " langage de Polonais ", mais la " raison d'Etat " l'incitait de plus en plus à ménager le voisin soviétique. Lors de l'intervention russe à Budapest il n'avait pas lancé le cri de colère que ses compatriotes attendaient. Dès 1958, il se retournait contre ceux qui avaient été les champions les plus résolus de son retour au pouvoir. Il n'allait pas tarder à entrer en conflit avec l'Eglise. Au début des années 60, il ne restait apparemment rien, ou plus grand-chose, de la grande espérance. Les intellectuels constataient qu'ils étaient en fait moins libres qu'ils ne l'avaient été en 1955-1956, et le défenseur de l'indépendance était devenu l'un des meilleurs alliés de l'URSS.
L'ébranlement d'octobre 1956 a eu, cependant, des conséquences durables. Les rebelles ont été à la fois vaincus et triomphants. Ils ont fait la démonstration que même dans un pays communiste un peuple peut renverser la direction. Leurs héritiers ont renouvelé l'expérience en 1970, puis en juin 1976 ils ont contraint le pouvoir à reculer. Ils ont montré, une fois pour toutes, que dans des Etats socialistes aussi le peuple avait ses aspirations. Et ils ont appris à leurs chefs qu'il pouvait être dangereux de n'en jamais tenir compte.
BERNARD FERON
Le Monde du 21 octobre 1976
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