Article de presse: Le colonel Kadhafi : détesté ou adoré

1er septembre 1969 - Bien qu'il ait rarement voyagé hors de son pays, le colonel Kadhafi est l'un des hommes d'Etat les mieux connus à travers le monde. Son portrait " fait " les premières pages des journaux, la couverture de grands magazines américains les diverses chaînes de télévision se disputent le privilège de le filmer, les journaux de l'interviewer. Pourtant, rares sont ceux-aussi bien en Occident que dans le camp communiste-qui partagent ou même qui apprécient ses opinions politiques. Il recrute ses partisans et ses admirateurs essentiellement dans le monde arabe, et accessoirement dans d'autres pays dits en voie de développement. On a même pu lire, ces derniers jours, sur les murs d'Athènes, des slogans favorables au chef de la révolution libyenne, écrits par de jeunes manifestants qui, entre autres, réclamaient le rétablissement des libertés publiques... La personnalité est controversée, c'est le moins qu'on puisse dire " Anti-impérialiste " pour les uns, " agent américain " pour les autres, défenseur intrépide de l'indépendance nationale ou nationaliste chauvin, moraliste ou musulman fanatique, réformateur autoritaire ou politicien réactionnaire, visionnaire ou illuminé, les épithètes qu'on lui accole et les jugements que l'on porte sur lui sont des plus contradictoires. Il est détesté ou adoré, sans nuances. Pour les Israéliens, et pour nombre de juifs en dehors d'Israël, c'est l'incarnation même de l'antisémitisme. Dans le monde arabe, sa jeunesse, sa prestance, son langage direct et franc, parfois brutal, séduisent ceux qui aspirent au renouveau. Ce jeune premier au sourire éclatant, au regard volontaire, qui galvanise les foules par les propos violemment révolutionnaires qu'il tient, répond en quelque sorte à l'agressivité rentrée de masses qui ont souffert ou souffrent encore de l'exploitation coloniale, qui ont subi ou subissent encore les humiliations que leur infligent des protecteurs étrangers. Certains le voient comme le successeur de Nasser d'autres, au contraire, lui contestent cet héritage. " Vous me rappelez ma jeunesse ", lui avait dit un jour le Raïs. En effet, le fondateur de la République égyptienne avait, sur la fin de sa vie, singulièrement corrigé ses thèses-à l'épreuve de l'expérience durement acquise-sur le nationalisme, le panarabisme socialiste et le " nassérisme positif ", qu'il défendait avec acharnement au début de sa propre révolution. Il trouvait le colonel Kadhafi impétueux, trop enthousiaste, trop pressé de réaliser des objectifs communs, nourrissant des espoirs qui lui paraissaient, dans l'immédiat, comme autant d'illusions. En matière d'islam, le Raïs ne partageait ni la religiosité ni le puritanisme de son collègue libyen. Dans le domaine des affaires étrangères, Nasser estimait que les sentiments violemment antisoviétiques du colonel Kadhafi ne correspondaient ni à la réalité du moment ni aux intérêts tactiques du monde arabe engagé, qu'il le veuille ou pas, dans un combat majeur contre les Etats-Unis. Il n'en reste pas moins que l'ancien leader de la révolution égyptienne demeure, pour le colonel Kadhafi, le symbole de la renaissance arabe à laquelle il rêve. Ecolier, il avait manifesté dans les rues de Sebha en faveur du Rais quand ce dernier avait dû affronter l' " agression tripartite " anglo-franco-israélienne contre l'Egypte en 1961, il s'était fait exclure de son lycée pour activités pro-nassériennes. Depuis, le colonel Kadhafi n'a cessé de vouloir allier le nationalisme politique de son mentor au mysticisme musulman et concilier le nassérisme de la guerre froide avec une conjoncture internationale en pleine mutation. Le problème est de taille. De sa solution dépend l'avenir de la révolution libyenne et peut-être même de celui qui en a assumé le destin. ERIC ROULEAU Le Monde du 24 novembre 1973