Article de presse: Le bon plaisir
Publié le 17/01/2022
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23 avril 1997 - Qui peut dissoudre l'Assemblée nationale ? Le président de la République. Quand ? A peu près n'importe quand. Pourquoi ? Pour ce qu'il veut. Ainsi résumée par un éminent constitutionnaliste, la lettre et l'esprit de l'article 12 de la Constitution dont vient de faire usage le chef de l'Etat nous ramène à la réalité de nos institutions : elles sont faites pour protéger un seul homme; elles forment autour de lui une forteresse imprenable; elles peuvent fonctionner selon son bon plaisir.
L'opération reconduction-éclair que lance Jacques Chirac est, certes, une novation institutionnelle : c'est la première fois qu'un chef de l'Etat use de cette prérogative sans motif autre que son intérêt du moment. Pas de crise politique à dénouer, pas de drame national à surmonter, mais le "confort" du président, selon ses propres termes. Solution qu'il avait "naturellement" écartée, il y a à peine quelques mois, lorsqu'il avait expliqué aux Français que seule une crise pourrait le conduire à s'y résoudre. Ses partisans pourront toutefois faire valoir que l'usage circonstanciel de la dissolution nous rapproche du système anglais, qui laisse au chef de la majorité le choix du moment. Ou bien, plus encourageant encore, que se trouve amorcée par la coïncidence des calendriers une mécanique lourde qui devrait conduire à une présidentialisation du régime : la législature qui va s'ouvrir ira jusqu'au terme du mandat présidentiel, l'an 2002; le prochain président devrait donc être élu, à quelques semaines près, en même temps qu'une nouvelle Assemblée. Mais, appliqué au système français, qui est celui d'un surpouvoir présidentiel, l'usage que fait M. Chirac de la dissolution ressemble plutôt au stade ultime de la monarchisation de nos institutions.
Nos institutions font l'objet d'une utilisation à des fins partisanes, à visage découvert. Le mouvement du chef de l'Etat est en effet surtout une opération politique destinée à sauvegarder son pouvoir absolu et celui de ses partisans du RPR, et à donner naissance à une majorité présidentielle. Il n'a pas d'autre justification que celle de se saisir d'une conjoncture favorable. Plutôt qu'une prise de risques, il s'agit pour Jacques Chirac du contraire : conjurer la menace d'une défaite électorale dans un an, au terme normal de la législature. Car le délai qui nous en séparait était celui de tous les dangers : d'implosion de la majorité sortante, de nouvelles montées du chômage, d'enlisement dans le climat des affaires politico-financières, de télescopage avec le calendrier de la monnaie unique. Le calcul présidentiel est des plus simples : troquer une majorité gigantesque et fissurée contre une majorité amaigrie, mais ressoudée. L'important pour lui est le contrôle de cette majorité, plus que son ampleur; celle qu'il espère voir sortir des urnes le 1er juin prochain lui devra tout. Elle sera d'autant mieux contrôlée que la rapidité de l'opération permet de figer les rapports de forces en son sein, au bénéfice du RPR, et aux dépens de tous ceux qui, de François Bayrou à Charles Pasqua, en passant par Philippe de Villiers, avaient jeté les bases de leur propre organisation.
A dire vrai, s'il en est un, le seul risque pris par le chef de l'Etat est celui d'un possible vote-sanction contre le gouvernement et son premier ministre. C'est pourquoi tout est fait, et tout sera fait, pour maintenir l'opinion dans l'état où elle se trouvait au moment de la dissolution, état qui doit permettre à la droite, aidée par la prime qui va à la grande armée de ses sortants, de se sauver. D'où une campagne presque escamotée, limitée dans le temps au strict minimum, comme s'il s'agissait de saisir une France distraite.
Il est une troisième dimension de l'opération décrétée par Jacques Chirac : elle lève définitivement l'ambiguïté née de la campagne présidentielle de 1995. En premier lieu, vis-à-vis de l'Europe, avec cette ruse de l'Histoire qui réserve à un gaulliste le soin de faire aboutir cet acte essentiel de l'intégration européenne qu'est l'euro. En second lieu, l'alchimie qu'avait tentée et réussie le candidat Chirac, et qui allait de l'ultralibéral Alain Madelin au presque gaulliste de gauche Philippe Séguin, a vécu. Elle avait été symbolisée par la thématique bienvenue de la "fracture sociale". L'interruption, par le décret de dissolution, du débat sur le projet de loi dit de "cohésion sociale", ne pouvait mieux signifier le passage à une autre étape, le retour en quelque sorte à la case de droite du pouvoir chiraquien. Dans cette case, il y a naturellement deux options, l'une libérale-sociale, à la façon d'Helmut Kohl, l'autre libérale-radicale, à la façon de Margaret Thatcher. Pour l'heure, le discours d'Alain Juppé, campagne oblige, se veut rassurant. Il est celui d'un non-choix entre l'une ou l'autre de ces options. La question de l'option libérale reste donc ouverte, comme l'est la perspective d'une nouvelle phase d'austérité qui serait la suite logique de la continuité prônée par le premier ministre.
Celle-ci ne serait jamais que le prix que la collectivité devra payer pour solder les échecs qui ont jalonné les deux ans du parcours gouvernemental. Depuis l'élection de 1995, en lieu et place du combat annoncé contre la fracture sociale, c'est la fracture politique entre le pouvoir et l'opinion qui n'a cessé de se creuser. L'espoir d'une moralisation de la vie publique s'est envolé dès que la justice a osé mettre au jour des dossiers visant le RPR et son système parisien. Les promesses sociales du candidat en campagne n'étaient plus qu'un lointain souvenir dès décembre 1995, quand, autour du plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale, plan qui n'a pas empêché l'aggravation du "trou" de celle-ci, s'exprimait un refus plus large de logiques économiques par trop indifférentes au sort des salariés. La mise en chantier d'une énième loi sur l'immigration dévoilait, malgré de fermes engagements aujourd'hui réitérés contre l'extrême droite, une persistance dans cette erreur de droite comme de gauche qui consiste à faire de l'étranger la question centrale du moment. Sans parler, à la simple aune du professionnalisme gouvernemental, de la privatisation interminable et cafouilleuse de Thomson, secteur-clé pour l'indépendance du pays...
Si le risque pris par Jacques Chirac est limité, il offre aux électeurs la tentation de sanctionner ce bilan. De ce point de vue, sa prestation de lundi soir peut nourrir l'argumentaire de la gauche : le président n'a pas su mettre en scène, en la dramatisant, sa décision, au point de rendre transparente sa manoeuvre politique. Pour Lionel Jospin, à l'évidence ravi de s'évader des colloques socialistes sur son programme pour enfin entrer dans l'arène, l'occasion existe, sinon de gagner, du moins d'offrir à la gauche une représentation parlementaire plus conforme à son poids dans la société.
Il reste que l'on demande au pays de donner, à ceux qui pendant deux ans n'ont pas su convaincre, une seconde chance. Alors que tout reste à faire, serait-il raisonnable de consolider un parti qui concentre déjà tant de pouvoirs ? A condition, bien sûr, qu'un vote-sanction, s'il devait surgir, profite à l'opposition démocratique et non à ceux que le président a justement relégués au rang de parti de la "haine".
JEAN-MARIE COLOMBANI
Le Monde du 23 avril 1997
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