Article de presse: Le bateau ivre de la Sorbonne
Publié le 17/01/2022
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16 juin 1968 - Alors que la Sorbonne est évacuée par les forces de l'ordre, l'attention de l'opinion publique avait été attirée auparavant par un petit groupe d'occupants, les " Katangais ".
La Sorbonne, désormais plus visitée que le Louvre ou Versailles, a accueilli encore pendant la dernière fin de semaine son énorme contingent de curieux et de " touristes ". Le contraste était frappant entre les rues et les boulevards désertés par les voitures des Parisiens partis oublier au vert et les embouteillages du quartier Latin.
Mais le nombre des " entrées ", le succès du spectacle, ne peuvent masquer bien longtemps la situation catastrophique de la Sorbonne.
Elle est devenue une sorte de bateau ivre sans capitaine au singulier ou au pluriel. En effet, aucun des organes collectifs mis en place dans l'enthousiasme de son occupation n'y dispose d'autorité admise par tous.
Pour marquer la fin du " ghetto " universitaire, cette Sorbonne " libérée " se voulait ouverte à tous. Mais, tandis que la plupart venaient s'y exprimer, d'autres s'installaient. D'autant plus facilement que, par respect de la liberté et crainte des mouchards de la police, aucun contrôle d'identité ou de qualification professionnelle n'était institué : un certain nombre de ceux qui se sont ainsi incrustés ne sont connus que par leurs prénoms réels ou inventés.
Dans ces bâtiments où l'on avait si fièrement inscrit : " Il est interdit d'interdire ", des groupes de toutes sortes se sont emparés de locaux qu'ils se refusent d'évacuer et dont ils interdisent l'entrée : le plus étonnant est celui des " Katangais ".
Il faut longuement palabrer pour être reçu par leur chef, " Jackie ". On nous avait vivement déconseiller d'emprunter l'escalier qui conduit directement à son local. " Jackie n'aime pas ça. " Il accepta finalement de discuter devant la porte de son " territoire ". Par la porte entrouverte, lorsqu'un de ses lieutenants sortait, on apercevait des lits de camp et des casques. Jackie, vingt-huit ans, foulard au cou et torse nu, dit qu'il a été deux ans mercenaire au Katanga, comme un de ses camarades. Deux autres, ajoute-t-il, ont été mercenaires en Corée et un en Algérie à l'époque des service spéciaux.
" On a entendu l'appel des étudiants, déclare-t-il. Comme on n'a pas d'éducation, on est venu apporter notre force physique au service de la révolution ".
-Mais n'est-ce pas plus lucratif d'être mercenaire ?
- " Il n'y a pas beaucoup de travail actuellement dans cette branche ", avoue Jackie.
Lui et ses camarades ont donc fondé le " comité d'intervention rapide ", le " CIR ", commando conviendrait mieux que comité. Au début il était au service du SO, le service d'ordre des étudiants, fort soulagé de disposer de quelques " gorilles ". Mais, désormais, ceux-ci, tout en acceptant encore les ordres du SO, font leur propre politique et surtout ont leur clientèle qu'ils protègent ou, disent certains, rançonnent.
Pour les militants étudiants, ces jeunes " gorilles " représentent une sorte de douloureux cas de sociologie. Ex-blousons noirs, produits par la société " aliénante " qu'ils dénoncent, ils ne peuvent être condamnés. Mais comment leur faire comprendre qu'ils sont devenus indésirables ? Comment aussi les faire sortir de leur rêve ? Ce Katanga, qui fait leur gloire, y sont-ils jamais allés ? La commune libre a désormais ses problèmes de polices parallèles qu'elle n'arrive pas à régler.
En revanche, un début de remise en ordre a pu être opéré par le comité d'occupation dans d'autres domaines. C'est ainsi qu'une partie des occupants de toutes sortes qui avaient élu domicile dans les caves de la Sorbonne en ont été chassés. Certains chômeurs avaient accumulé des provisions de provenances diverses et contestables. La remise en ordre du service médical n'est pas achevée. A côté de la vraie infirmerie, il en reste une autre que personne n'a pu supprimer. Ses faux infirmiers seraient protégés par les " Katangais ". On tente de les décourager en leur supprimant les médicaments.
Les vrais médecins s'inquiètent de ce qui se passe à la Sorbonne. Le service d'ordre et les " Katangais " ont saisi de la morphine, du hachisch et du LSD. Chaque nuit, six ou sept jeunes gens et jeunes filles drogués sont amenés à l'infirmerie. D'autre part, les détritus de toutes sortes, et notamment de nourriture, qui s'accumulent depuis un mois, ont provoqué l'arrivée d'une armée de rats.
BERTRAND GIROD DE L'AIN
Le Monde du 12 juin 1968
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