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Article de presse: L'Australie entre Occident et Asie

Publié le 22/02/2012

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australie
2 mars 1996 - L'âge d'or du travaillisme à l'australienne vient de connaître un désastreux épilogue électoral. Portés par un ardent désir d'alternance après treize années d'hégémonie du Labor, les conservateurs sont désormais aux commandes à Canberra, mais l'on se demande en quoi ils vont pouvoir amender un imposant héritage, si peu travailliste et tellement australien. Car les flamboyants anciens premiers ministres, Bob Hawke et Paul Keating, leur ont déjà généreusement déblayé le terrain, notamment en administrant au pays une purge libérale qui a laissé groggy un électorat nourri au lait de l'Etat-providence. Comme en France et en Espagne, la gauche australienne aura épargné à la droite les douleurs de la modernisation économique et de l'entrée dans le " monde global ". En vérité, le défi de l'alternance est ailleurs. Il se résume à une simple question : le nouveau premier ministre, John Howard, va-t-il continuer à poser la question de l'identité australienne avec la même ferveur que ses prédécesseurs ? Quel sort réservera-t-il à la quête nationaliste amorcée par le Parti travailliste, qui avait brandi haut l'étendard d'une Australie multiculturelle, désireuse d'insertion en Asie et de réconciliation avec les aborigènes, bref une Australie qui tournerait le dos à son histoire européenne pour épouser sa géographie océanienne et, ainsi, tirerait in fine sa révérence à Buckingham Palace pour hisser les couleurs de la République ? Curieusement, cet exercice d'introspection collective, si crucial pour l'Australie du XXIe siècle, a été escamoté durant une campagne électorale qui aura préféré les joies plus sportives du combat de coqs. On peut le regretter, mais ce silence est aussi en lui-même encourageant. En effet, si la question ne fait pas débat, c'est probablement qu'elle jouit d'un consensus implicite. Car ce recentrage identitaire est une tendance lourde qui transcende les clivages partisans. Dès sa fondation, en 1901, la fédération australienne avait réglé ses pendules à l'heure de Big Ben jusqu'à ce que la grande peur du Japon, qui bombarda Darwin en 1942, lui révèle brutalement la vanité de l'allégeance britannique. Elle y perdit une mère mais y gagna un oncle, cette Amérique dont elle partageait la mythologie pionnière et qui, surtout, l'embrassait dorénavant de son aile protectrice. Là encore, le désappointement fut abrupt. Humiliée d'avoir joué les supplétifs des troupes américaines dans le désastre du Vietnam, l'Australie se résolut depuis lors à esquiver cet Occident qui lui barrait l'horizon et lui aliénait la seule solidarité qui vaille, celle qu'impose la géographie. Cette découverte de l'Asie fut le grand dessein du premier ministre travailliste Gough Whitlam entre 1973 et 1975, et devint ensuite l'obsession du Labor, revenu au pouvoir à partir de 1983. On se souvient de l'activisme déployé par Canberra dans le règlement de la crise du Cambodge ou dans la gestation du projet du forum de coopération économique de l'Asie-Pacifique (APEC). A ceux qui doutaient de cette vocation, les diplomates australiens n'hésitaient pas à brandir une carte où Canberra trônait au coeur de l'Asie de l'Est. Un tel credo ne tient pas que de l'illusion cartographique. Il consacre un retournement de l'identité géopolitique du pays. Le temps est révolu où les Australiens, repliés sur leurs côtes méridionales, semblaient comme fuir le grand nord de l'île-continent, ce " glacis " et cette " étendue morte les protégeant d'une possible invasion " comme l'a si bien écrit le géographe français Joël Bonnemaison. Cette remontée vers le nord, les jeunes Australiens y sacrifient aujourd'hui à la manière d'un rituel initiatique en promenant leur sac à dos de Singapour à Ho Chi Minh-Ville, à rebours du pèlerinage de leurs parents dans les brumes de la vieille Europe. Et les technocrates se prennent de passion pour le modèle des " dragons " jusqu'à leur emprunter leur recette, cette fameuse industrialisation par les exportations qui est en train d'arracher le pays à sa somnolence de " République bananière " gavée de houille, de charbon ou de laine. Il serait pourtant hasardeux d'en conclure que l'Australie est en voie d'asiatisation. Blanche dans son écrasante majorité et pétrie d'une culture politique à la Westminster, sa population n'est pas prête à assumer les déchirantes révisions qu'implique ce nouveau cours. Il est vrai que ses voisins, qui la soupçonnent d'être le chargé d'affaires régional du libre-échangisme américain, ne lui épargnent aucune rebuffade. Sa mise à l'écart du sommet euro-asiatique de Bangkok, à l'initiative de la Malaisie, vient de souligner assez cruellement les limites de cette stratégie d'ancrage en Asie. Le deuxième terreau sur lequel les élites de Canberra tentèrent de féconder une nouvelle identité est le multiculturalisme. A mesure que les vagues d'immigration de l'après-guerre déposèrent leurs strates de Polonais, Ukrainiens, Italiens, Grecs, Libanais ou Vietnamiens, il apparut urgent de repenser une culture dominante jusque-là imprégnée de références anglo-celtes. Initiée, là encore, par le premier ministre travailliste Gough Whitlam, qui mit fin à la politique malthusienne dite de la " White Australia ", cette mue fut encouragée par son successeur libéral, Malcolm Fraser, dont la grande affaire fut la création de SBS, télévision publique qui diffuse des programmes en trente-quatre langues. On poussa même l'audace jusqu'à conjuguer multiculturalisme et renaissance autochtone. Les travaillistes s'efforcèrent ainsi d'améliorer le sort de la communauté aborigène, enclave de misère fichée dans un pays riche et, surtout, mémoire d'un traumatisme colonial qui avive la mauvaise conscience des nouvelles générations. Cette tentative de réhabilitation s'accompagna de beaucoup d'hypocrisie et de reniements mais elle déboucha, en 1992, sur un jugement historique de la Haute Cour, qui invalida le concept de Terra nullius selon lequel l'Australie était inoccupée avant l'arrivée des Blancs. Une autre fiction de " l'Australie de papa " venait de succomber. Ainsi les travaillistes étaient-ils presque parvenus à faire oublier leur ralliement à l'orthodoxie monétariste en attisant un nationalisme en rupture avec les mythes et les vassalités du passé et à la recherche d'une nouvelle " centralité " dans cette région d'Australasie. Quête brouillonne et douloureuse, s'il en est, source d'une insécurité psychologique lancinante que l'on cherche à soulager au travers d'orgueilleuses bravades anti-américaines, anti-britanniques ou... anti-françaises. Les libéraux prolongeront-ils l'aventure ? FREDERIC BOBIN Le Monde du 6 mars 1996

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