Article de presse: L'Amérique retient son souffle
Publié le 22/02/2012
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4 novembre 1979 - Les Américains ont réagi du jour au lendemain avec une vigueur compréhensible, mais inattendue dans sa profondeur et incalculable dans ses répercussions, à la prise en otage du personnel de leur ambassade de Téhéran. Pour la première fois depuis la crise des missiles soviétiques à Cuba, à l'automne 1962, le peuple américain resserre les rangs face à ce qu'il perçoit comme un défi d'autant plus outrageant qu'il est pour l'instant sans réplique.
Entre superpuissances, qu'il s'agisse de l'Union soviétique ou de la Chine, une marge de tolérance s'est dégagée de leur rivalité : c'est ce qu'ont établi des années de relations Est-Ouest. Même la guerre du Vietnam, contrairement à ce qu'il eût été " logique " d'attendre, n'a pas provoqué dans ce domaine de perturbations notables. Les protecteurs du " tiny Vietnam ", de ce " petit " Vietnam inflexible, se sont bien gardés de jouer le tout pour le tout. Les Etats-Unis auraient-ils donc pu se permettre d'aller " plus loin ", au lieu de plier bagage en désordre? Il est significatif que la question revienne ces temps-ci dans les conversations.
Chantage au jour le jour
Le contraste avec l'Iran est d'autant plus flagrant. Là, pas de " grand " à ménager. Pas non plus d' " armée populaire ", aguerrie et bien équipée, à affronter; seulement la foule et la passion d'un fanatique portant au paroxysme organisé une campagne anti-américaine qui tient aujourd'hui quarante-neuf otages à la merci d'un faux mouvement.
Chantage au jour le jour sans précédent dans les annales américaines.
Les Etats-Unis, avec leur super-flotte et leurs sous-marins atomiques, en sont réduits à l'impuissance d' " avertissements " sans écho et qui, dans la mesure où ils impliquent clairement la possibilité de représailles après la libération de leurs malheureux ressortissants, risquent d'en reculer l'échéance.
Cette situation est vécue par le pays avec le réalisme qui convient à une " omnipotence " révolue. Les Américains les plus avides de vengeance n'ont qu'à regarder leur petit écran pour comprendre que toute action précipitée pourrait conduire au massacre. Mais il ne faut pas s'y tromper : ils rongent leur frein. La comparaison avec la guerre du Vietnam est, une fois de plus, instructive. Elle avait divisé l'opinion américaine, non plus en deux mais en trois. Ses défenseurs-elle n'eut jamais qu'un nombre infime de " partisans " convaincus-l'excusaient comme un mal nécessaire. Ses adversaires la présentaient comme une aventure sans issue. Entre ces deux pôles flottait une masse fataliste et plutôt indifférente à ces événements lointains et confus.
L'affaire des otages, qui ferait au pis exactement mille fois moins de victimes américaines que le conflit indochinois, touche personnellement, viscéralement, chaque Américain. La télévision et les journaux lui consacrent les trois quarts de leur information. C'est un " suspense " non-stop, une agony collective.
Aussi n'est-il pas étonnant, quoique déplorable, que l'Américain moyen, tout en contrôlant assez bien ses nerfs, les " passe " à l'occasion sur tout ce qui paraît iranien. Déjà discriminés par les mesures visant à expulser ceux des leurs dont les papiers ne sont pas en règle, les étudiants iraniens sont pratiquement mis en quarantaine.
Certains, tablant sur l'ignorance en géographie de leur pays d'accueil, préfèrent se déclarer " persans ". Et tout étudiant au teint basané, pour reprendre la formule trop classique en France, évite de se faire remarquer, de peur d'être assimilé à un khomeinyste en puissance. Le boycottage tacite des magasins tenus par des Iraniens-ou par des citoyens américains d'origine iranienne-en a déjà condamné plusieurs à fermer boutique, y compris l'un des restaurants de luxe logés dans l'hôtel Waldorf Astoria de New-York.
La conséquence de cet état d'esprit est que, faute de mieux, tout le monde aux Etats-Unis, du sénateur McGovern à Henry Kissinger, s'aligne sur le président Carter. Ce serait forcer la note que d'appeler " union sacrée " ce rassemblement. Mais il y a de ça. La conférence de presse présidentielle du 28 novembre a été le premier moment historique du règne de Jimmy Carter. Le président s'y est montré à la fois soucieux et ferme, prudent et maître de soi. Il a su trouver les mots qu'il fallait dans des circonstances hors du commun. Il a été à l'unisson de l'immense auditoire de la télévision. Du coup, l'Amérique a retrouvé une âme, et les querelles rhétoriques sur le leadership de la Maison Blanche se sont évanouies. On en oublierait presque la campagne préélectorale.
ALAIN CLEMENT
Le Monde du 5 décembre 1979
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