Article de presse: L'agonie de la Salonique juive
Publié le 17/01/2022
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Juillet 1942 - Encore en semi-liberté malgré un an d'occupation allemande, les juifs de Salonique vont fêter le Pesah (la Pâque) en ce début d'avril 1942. Et leur grand rabbin, Tsevl Koretz, qui avait été arrêté par la Gestapo, vient d'être relâché. Certes, dès l'entrée des troupes de Hitler dans la ville, le 9 avril 1941, les juifs avaient connu les humiliations et exactions du nazisme ordinaire, mais sans qu'aucune loi raciale ait été appliquée, et même sans campagne antisémite systématique. Aussi la communauté juive veut-elle encore croire que Salonique reste la " cité des miracles ". Salonique l'avait souvent été pendant plus de quatre siècles. Les ancêtres des juifs de 1942 s'étaient installés dans la ville après que les Rois catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon, dont le mariage unifiera l'Espagne, les eurent sommés en 1492 de choisir entre le baptême ou l'expulsion. Des dizaines de milliers, parmi ces juifs enracinés en Espagne depuis un millénaire, préférèrent l'inconnu de l'exil à l'abjuration. Beaucoup partirent pour les possessions du sultan de Turquie, notamment la Grèce. A Salonique, simple bourgade, les séfarades (Espagnols, en hébreu) affirmèrent leur prépondérance. Le pur castillan du quinzième s'imposa, la culture, les coutumes furent celles de l'Espagne. Rapidement, la ville devint la " Métropole d'Israël " du point de vue littéraire, scientifique, religieux, et aussi un centre industriel et le lien entre l'Empire ottoman et l'Europe occidentale. Majoritaires à Salonique dès le milieu du seizième siècle, les séfarades le resteront jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, continuant par exemple à faire du samedi le jour férié pour tous. En 1900, ils représentaient encore la moitié des 170 000 habitants de la ville, leur communauté allait du grand financier au docker. La population juive baissera graduellement, notamment à la suite de l'incendie catastrophique de 1917 qui laissa parmi elle plus de 50 000 sans-foyer. Les vagues d'émigration se succédèrent, souvent vers la France, après l'entrée des troupes grecques, en 1912, et l'hellénisation progressive qui vit se développer un antisémitisme inconnu jusqu'alors sous la domination turque. En 1940, les juifs n'étaient plus à Salonique que 50 000, le cinquième de la population de ce qui avait été durant quatre siècles, dans l'Empire ottoman, une véritable ville juive. Mais la communauté séfarade conservait son conseil communal, son hôpital, ses temples, écoles, bibliothèques, imprimeries, oeuvres d'assistance. Et elle gardait son espagnol archaïque, le ladino, ou judéo-espagnol, mêlé d'emprunts turcs, grecs, italiens sous l'influence d'un important groupe de juifs de Livourne, et français. 11 juillet 1942. Soudain, le glas sonne pour l'antique communauté : ordre a été donné par les autorités d'occupation à tous les juifs de dix-huit à quarante-cinq ans de venir ce jour-là se faire inscrire pour des " travaux de nécessité militaire ". Où ? Sur la place de la Liberté... que des mitrailleuses entourent. Nouveau " rendez-vous " le surlendemain au même endroit. Cette fois, ils sont un millier à prendre le risque de ne pas y aller, comprenant qu'il s'agit là du premier pas vers l'abîme. Les autres vivront un calvaire ponctué de rémissions destinées à entretenir savamment le fol espoir du salut. Les adultes inscrits seront vite réduits à l'état de forçats. Les morts sont nombreux, le rendement insignifiant. Dans sa grande " bienveillance ", le conseiller de l'administration militaire allemande, le Dr Merten, propose aux juifs de les exempter de travaux moyennant finances. La rançon est lourde, 2 milliards et demi de drachmes, l'équivalent de 250 000 francs-or, mais la communauté respire et s'active pour réunir cette somme. Sous prétexte d'urbanisme, des antisémites du cru obtiennent des Allemands la destruction du vaste cimetière juif, où vingt générations ont déposé leurs morts. Une commission ayant à sa tête les SS Wisliceny et Brünner est dépêchée par Eichmann à Salonique pour y appliquer les lois raciales nazies : pour commencer, les juifs devront porter l'étoile jaune et s'entasser dans plusieurs ghettos. Fidèle à sa position depuis le début, le grand rabbin prêche résignation, obéissance, discipline pour ne pas s'exposer aux pires châtiments. Le Dr Merten assure que les associations non juives de Salonique exigent le départ des juifs et que les Allemands sont bien obligés de céder à cette pression. Justement, trois cents wagons sont en gare. Que tous se préparent au départ, pour la Pologne. Le premier convoi, où 2800 déportés s'entassent à 80 par wagon à bestiaux scellé, part le 15 mars 1943. Les autres suivront à deux ou trois jours. Le dix-neuvième et dernier part le 10 août. 45 659 juifs avaient, sans coup férir, été déportés directement de Salonique à Birkenau, celui des quatre camps d'Auschwitz plus spécialement affecté aux exterminations. 95 % des juifs de Salonique s'étaient laissé emmener à l'abattoir avec une docilité que l'on ne peut expliquer que par la solidarité familiale, la volonté des jeunes de ne pas abandonner leurs parents, les assurances lénifiantes de Koretz, le dénuement, la terreur, l'exécution publique de quelques évadés. Seuls avaient échappé à la déportation les quelque 500 qui avaient réussi à rejoindre les maquis, et ceux qui avaient pu trouver refuge auprès des occupants italiens d'Athènes, étrangers à la haine raciale de leurs alliés hitlériens, et qui les sauvèrent à la barbe des nazis dont ils pouvaient pourtant redouter la fureur. La capitale avait, comme partout, ses " collabos ", mais les nombreux défenseurs grecs des juifs contraignirent le premier ministre à protester auprès de l'ambassadeur d'Allemagne. Il le fit avec une timidité que dénoncèrent l'archevêque orthodoxe d'Athènes et les présidents de vingt-neuf institutions et associations non juives. En vain. La communauté séfarade de Salonique ne compte plus aujourd'hui qu'un millier de personnes. JEAN HOUDART Le Monde du 6 avril 1992
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