ARTICLE DE PRESSE: L'Afrique du Sud a changé ...
Publié le 17/01/2022
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1er novembre 1995 - Il y a un an, alors que de longues files d'électeurs s'assemblaient devant les bureaux de vote pour participer aux premières élections multiraciales de l'histoire du pays, plusieurs bombes explosaient dans les environs de Johannesburg et à Pretoria, faisant plus de vingt morts et quelque cent soixante blessés. Les militants néonazis à l'origine de ces attentats furent rapidement arrêtés et sont maintenant face à leurs juges. Aujourd'hui, alors que le pays est globalement pacifié et que les nouvelles institutions démocratiques fonctionnent sans accrocs majeurs, chacun se demande avec étonnement comment on a pu craindre et faire craindre que l'ère nouvelle serait celle du désordre et de la catastrophe. Tel n'est pas le cas, même si les problèmes qui se posent au pays sont légion.
S'il fallait juger le bilan du gouvernement de Nelson Mandela en termes strictement qualitatifs, ce serait vite fait : en un an, rien, ou peu, a réellement changé. A juste titre, le nouveau pouvoir porte à son crédit les soins gratuits pour les femmes enceintes et les nouveau-nés, ainsi qu'un repas gratuit pour les écoliers noirs des écoles publiques particulièrement défavorisées. Mais il y a encore quelques jours, M. Mandela admettait que même ce programme minimum avait du mal à se mettre en place, faute d'infrastructures et de compétences.
En ce qui concerne l'éducation, l'emploi ou le logement, secteurs réputés sensibles pour la clientèle électorale du nouveau pouvoir, les résultats sont encore moins brillants. N'est-ce pas le nouveau ministre du logement, Sankie Mthembi Nkondo qui, il y a deux mois, à l'ouverture de la session parlementaire, reconnaissait que, depuis un an, ses services avaient livré moins de neuf cents nouveaux logements ? Et même si, depuis, le chiffre est monté à deux mille, le résultat ne peut être considéré comme une augmentation significative.
Est-ce à dire que rien n'a été fait ? Tous les responsables gouvernementaux indiquent que la prise en main de l'appareil d'Etat a été plus longue que prévu. Sans trop toucher aux intérêts de l'ancienne administration, garantis par la Constitution, il a fallu réorganiser un outil conçu à l'origine pour répondre aux besoins de 5 millions de privilégiés, et non de 40 millions d'habitants. Puis il a fallu commencer à mettre en forme les promesses.
Bref, la première année aurait surtout été consacrée à préparer la machine qui, pour l'instant, a surtout produit du papier. Mais, assure-t-on dans les ministères, désormais tout est prêt à fonctionner. A condition, cependant, que les événements en laissent le temps. Une idée fort répandue ici veut que l'écart entre les espoirs d'amélioration et les déceptions nées des promesses non tenues rend le pays particulièrement instable, susceptible d'être la victime de surenchères populistes qu'exprime bien l'habituel discours de Winnie Mandela.
Une criminalité inquiétante
Le pire est cependant loin d'être assuré. Malgré les grèves qui se multiplient ici et là, une criminalité inquiétante et les affrontements politiques avec le parti zoulou Inkatha, le pays s'apprête à souffler dans le calme sa première bougie de l'après-apartheid. Même les déceptions, supposées ou bien réelles, doivent être analysées avec circonspection. Des enquêtes montrent que l'opinion de la majorité noire est plus diverse qu'on ne le pense. Beaucoup de chefs d'Etat pourraient envier la popularité dont bénéficie leur collègue de Pretoria. Ses presque trois décennies d'emprisonnement, sa hauteur de vue, son charme et sa simplicité, intactes, les flots de louanges qui coulent du monde entier en ont fait un mythe vivant que n'a pas atteint l'exercice du pouvoir.
Tel est sans doute le capital le plus précieux du pays. Applaudit debout, durant quatre minutes, par l'assemblée générale des Nations unies lors de son voyage à New York, en octobre dernier, acclamé de toutes parts, Nelson Mandela a réussi à incarner l'esprit de réconciliation dont il défend sans cesse la nécessité. Il est aujourd'hui commun d'entendre des Blancs, dont l'exode annoncé n'a pas eu lieu, le reconnaître pour leur président, et même le général Constand Viljoen, qui représente l'extrême droite parlementaire, applaudit à ses qualités.
Outre que ce statut hors du commun a joué son rôle dans la neutralisation des tensions raciales qui auraient pu faire basculer le pays, elle a renforcé le climat de confiance suscité par une politique économique à la fois prudente et rigoureuse, où les dépenses n'excèdent les recettes que dans la limite du supportable. Le spectre de la gestion folklorique de l'Etat, si souvent attachée à l'image de l'Afrique, a fait ici long feu, rendant caduques les appréhensions du vice-gouverneur de la banque centrale : Jaap Meijer, il y a quelques mois, estimait qu' " à tort ou à raison, beaucoup pensent que le gouvernement ne pourra finalement pas s'empêcher de lever ces impôts pour lesquels l'ANC a toujours manifesté une affinité naturelle, tels que les taxes sur la terre et les biens de luxe, ou bien l'impôt sur le capital ".
Rien de tel ne s'est produit. Révisant ses dogmes d'antan, et bousculant la politique économique de ses prédécesseurs, l'ANC baisse les droits de douane pour ouvrir le pays à la concurrence, prépare les privatisations et l'abolition totale du contrôle des changes, et n'investit dans les programmes sociaux qu'après en avoir minutieusement étudié les conséquences. L'Afrique du Sud se permet même de bouder l'aide étrangère qui lui est généreusement proposée, ne l'acceptant qu'aux termes qui lui conviennent, après avoir déterminé les conditions et les rythmes des remboursements. Quant aux milieux d'affaires, agréablement surpris par une approche qu'ils n'attendaient pas et qui, surtout, ne leur fait que modestement porter le poids de la reconstruction, ils se remettent à investir. Après plusieurs années de récession, la croissance créatrice d'emplois devrait, cette année, dépasser 3 % et, prédisent les analystes, continuer à grimper les années suivantes.
Les ombres ne manquent pourtant pas au tableau, où la criminalité tient une place majeure. Cette année, en cinq jours, du 26 février au 2 mars, la région de Gauteng (nouveau nom de la province qui englobe Johannesburg et Pretoria) a été le théâtre de 817 cambriolages, 506 vols de véhicules, 645 vols à la roulotte et 47 attaques à main armée. Durant la même période, 113 voitures y ont été détournées par des pirates de la route et 41 meurtres ont été perpétrés. " Semaine comme une autre ", a sobrement commenté le porte-parole d'une police qui, mal payée, mal formée et mal aimée, est dans un indescriptible état de désorganisation, incapable de faire face à ses tâches. " Les conditions de vie et de travail des policiers sont scandaleuses ", a récemment admis Nelson Mandela, reconnaissant que la lutte contre la criminalité était désormais devenu une priorité gouvernementale.
GEORGES MARION
Le Monde du 27 avril 1995
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