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Article de presse: L'affaire du carmel d'Auschwitz

Publié le 17/01/2022

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Mémoire 1993 - C'est un tract apparemment banal qui, en 1985, sert de détonateur à ce qui deviendra la plus grave crise des relations entre juifs et chrétiens depuis la guerre. Il est signé par l'association Aide à l'Eglise en détresse, du père Werenfried Van Straaten, un religieux néerlandais haut en couleur. En mai 1985, à l'occasion d'une visite de Jean-Paul II en Belgique, Aide à l'Eglise en détresse lance un appel à la générosité de ses donateurs avec un curieux slogan : " Votre don au pape : un couvent à Auschwitz " ! Une fois la surprise passée, le lecteur apprend, dans ce tract, que huit religieuses polonaises de Poznan, appartenant à la congrégation des carmélites déchaussées, se sont installées dans l'ancien théâtre du camp de concentration d'Oswiecim (Auschwitz, en allemand). Les dons seront versés au pape pour l'achèvement de ce couvent d'Auschwitz " qui deviendra une forteresse spirituelle, un gage de la conversion des frères égarés ". Aussitôt connu, ce texte fait scandale. Pas une seule fois, il ne fait mention du mot juif. " J'irai prier sur vos cendres ", titre ironiquement la revue Regards de la communauté juive de Belgique. A Bruxelles, le 14 novembre 1985, le Soir décrit l'ancien théâtre, devenu carmel, où les bourreaux nazis entreposaient le sinistre gaz zyklon B et les vêtements, chaussures, cheveux, dents en or, lunettes recueillis sur les victimes. A leur tour, les communautés juives de France et d'Italie sonnent l'alarme. Connu et estimé d'elles, le cardinal Decourtray se dit incrédule : " J'espère que ces rumeurs ne sont pas fondées, dit-il. Pour moi, la barbarie nazie s'est abattue sur le peuple juif tout d'abord, même s'il y a eu d'autres personnes que des juifs à Auschwitz. Une pareille épreuve a conféré au peuple juif une dignité particulière, et construire un carmel dans le camp d'Auschwitz, ce serait toucher à cette dignité même. " " Ni synagogue, ni église, seul le silence " Il faut pourtant se rendre à l'évidence. Les soeurs polonaises ont bien pris possession d'un bâtiment qui appartient au camp d'Auschwitz, partie intégrante du patrimoine mondial géré par l'UNESCO. Le professeur Ady Steg, président de l'Alliance israélite universelle, crie son désarroi : " Un symbole ne se décrète pas. Il devient, et c'est ainsi qu'Auschwitz est devenu le symbole du martyre juif. On comprendra alors combien nous heurte, nous blesse et nous révolte l'idée exprimée par les promoteurs de ce carmel. Est-il décent de prétendre proclamer la victoire du Christ là-même, en terre chrétienne, où après deux mille ans de civilisation chrétienne s'est accompli ce qui s'y est accompli ? " " Ni synagogue, ni église, ni temple, ni couvent, seul le silence ", conclut le professeur Ady Steg. Deux conceptions de la mémoire, du cimetière et de la mort s'affrontent. Si les chrétiens aiment les symboles religieux autour de leurs tombes, les juifs ont avec elles des relations de distance et de silence. " Ce n'est pas une non-mémoire, c'est une autre forme de mémoire ", explique le père Stanislas Musial, jésuite polonais, secrétaire de la commission de l'épiscopat pour les relations avec le judaïsme. Pour le moment, il est loin d'être compris et suivi. La polémique prend de l'ampleur. Réuni à Jérusalem fin 1986, le Congrès juif mondial s'empare de l'affaire. Des pétitions circulent et arrivent au Vatican. Me Théo Klein, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), écrit au nonce apostolique à Paris : " Le ciel était vide. Il doit le rester. " Mais inversement, de Pologne, commencent à poindre des réactions d'incrédulité, voire d'indignation, devant ce qui est vite assimilé à une campagne juive contre la Pologne. Au cours d'une visite à Paris, le cardinal Glemp, primat de Pologne, rencontrant une délégation des autorités israélites de France, explique qu'il ne comprend pas les raisons pour lesquelles on voudrait déplacer le carmel. Depuis Varsovie, le provincial des carmes dénonce " une ingérence étrangère incompréhensible ". Archevêque de Cracovie (près d'Auschwitz) et, à ce siège, successeur de Karol Wojtyla, devenu Jean-Paul II, c'est le cardinal Franciszek Macharski qui, dans une allocution du 4 janvier 1986, donnera le mieux la signification, d'un point de vue chrétien, de la construction d'un carmel au camp de concentration. Il rappelle que, " pour les Polonais, Auschwitz est synonyme de souffrances et d'extermination qui touchèrent la plupart des familles. C'est le synonyme du massacre accompli par l'Allemagne à l'encontre du peuple polonais ". C'est là que sont morts des résistants polonais, dont beaucoup étaient chrétiens, puis des figures du catholicisme, comme le Polonais Maximilien Kolbe et la philosophe allemande convertie Edith Stein. Colère et exaspération On est là au coeur du tragique de l'affaire. Deux mémoires douloureuses rivalisent. Si, pour les juifs, le nom d'Auschwitz est le symbole de la solution finale, pour les Polonais, il est d'abord celui de leur propre martyre. La guerre a tué six millions de leurs compatriotes, dont trois millions de juifs. Mesurant les conséquences du précipice en train de se creuser, deux délégations juive et catholique vont se réunir à Genève le 22 juillet 1986, pour une négociation sans précédent dans l'histoire. Représentée par quatre éminences, l'Eglise catholique accepte de traiter d'égal à égal avec des représentants d'institutions juives, laïques et religieuses. Le mécontentement gronde à la porte du carmel. Au cours de l'été 1988, une croix de bois de sept mètres de haut, celle-là même qui dominait l'autel pontifical lors de la visite de Jean-Paul II à Auschwitz neuf ans plus tôt, le 7 juin 1979, est dressée en pleine nuit, comme par défi, dans le grand jardin jouxtant l'ancien théâtre. Elle est au centre d'un chemin de croix de quatorze stations alignées au pied même de l'enceinte du camp de concentration, de l'autre côté du mur d'exécution. De toutes les baraques, on ne voit qu'elle. Et pourtant, le lieu choisi semble incontestable. Comme l'indique un panneau au pied de ce calvaire, il s'agit de la fosse de graviers (zwirowisko) où, au début de la guerre, étaient fusillés les résistants polonais. L'impatience juive tourne à la franche irritation. La presse réserve des titres de plus en plus gros à la polémique. Le carmel qui devait être un lieu de silence, de prière et d'expiation devient objet de scandale, désigné à la vindicte par les anciens déportés ou les simples touristes venus filmer les lieux. " Oui à la mémoire, non au carmel ", clament les banderoles. A la colère juive correspond une exaspération croissante des Polonais, notamment de la ville et des environs d'Oswiecim où circulent des pétitions pour réclamer le maintien des soeurs et dénoncer les concessions faites aux juifs. Amplement relayées par les médias, les protestations vont reprendre de plus belle après les déclarations faites le 26 août, lors du pèlerinage annuel à Czestochowa, par le cardinal Glemp, primat de Pologne. Devant une foule de deux cent mille fidèles, en présence du nouveau premier ministre polonais, M. Mazowiecki, il lance : " Nous avons péché envers le peuple juif, mais nous aimerions dire aujourd'hui : cher peuple juif, ne nous parlez pas en position de nation qui se dresse contre toutes les autres et n'imposez pas de conditions impossibles à remplir. Ne voyez-vous pas, peuple juif estimé, que des déclarations contre les religieuses carmélites aigrissent les sentiments de tous les Polonais et violent notre souveraineté acquise au prix de telles douleurs ? " Et Mgr Glemp insiste : " Votre pouvoir réside dans les médias à votre disposition. Ne les laissez pas répandre un esprit antipolonais. " L'irritation juive est à son comble. Le hasard ou la coïncidence veut que, quelques jours après, le pape publie à Rome une lettre apostolique dénonçant l'antisémitisme : " L'hostilité ou pis la haine envers le judaïsme, écrit Jean-Paul II, est en complète contradiction avec la vision chrétienne de la dignité de l'homme. " Le Vatican intervient enfin, par la voix du cardinal Willebrands, chargé des relations avec le judaïsme, dont personne n'ignore qu'il est le porte-parole du pape lui-même. Il réclame à son tour la reprise de la construction du nouveau centre incluant le carmel. Le climat se détend peu à peu, et la première pierre est officiellement posée par le cardinal Macharski le 19 février 1990. Mais, avant le déménagement des carmélites, une sorte de valse-hésitation se poursuivra pour savoir qui, de Rome, du provincial des carmes ou de l'épiscopat polonais, devait leur signifier l'ordre de départ. Il faudra l'intervention du pape en personne, dans une lettre aux soeurs publiée le 14 avril, à la veille du cinquantième anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie, pour dénouer la crise et annoncer le dernier acte d'aujourd'hui : un déménagement annoncé depuis plus de sept ans. HENRI TINCQ Le Monde du 10 juillet 1993

« porte du carmel.

Au cours de l'été 1988, une croix de bois de sept mètres de haut, celle-là même qui dominait l'autel pontificallors de la visite de Jean-Paul II à Auschwitz neuf ans plus tôt, le 7 juin 1979, est dressée en pleine nuit, comme par défi, dans legrand jardin jouxtant l'ancien théâtre.

Elle est au centre d'un chemin de croix de quatorze stations alignées au pied même del'enceinte du camp de concentration, de l'autre côté du mur d'exécution. De toutes les baraques, on ne voit qu'elle.

Et pourtant, le lieu choisi semble incontestable.

Comme l'indique un panneau au piedde ce calvaire, il s'agit de la fosse de graviers (zwirowisko) où, au début de la guerre, étaient fusillés les résistants polonais. L'impatience juive tourne à la franche irritation.

La presse réserve des titres de plus en plus gros à la polémique.

Le carmel quidevait être un lieu de silence, de prière et d'expiation devient objet de scandale, désigné à la vindicte par les anciens déportés oules simples touristes venus filmer les lieux.

" Oui à la mémoire, non au carmel ", clament les banderoles. A la colère juive correspond une exaspération croissante des Polonais, notamment de la ville et des environs d'Oswiecim oùcirculent des pétitions pour réclamer le maintien des soeurs et dénoncer les concessions faites aux juifs. Amplement relayées par les médias, les protestations vont reprendre de plus belle après les déclarations faites le 26 août, lorsdu pèlerinage annuel à Czestochowa, par le cardinal Glemp, primat de Pologne.

Devant une foule de deux cent mille fidèles, enprésence du nouveau premier ministre polonais, M.

Mazowiecki, il lance : " Nous avons péché envers le peuple juif, mais nousaimerions dire aujourd'hui : cher peuple juif, ne nous parlez pas en position de nation qui se dresse contre toutes les autres etn'imposez pas de conditions impossibles à remplir.

Ne voyez-vous pas, peuple juif estimé, que des déclarations contre lesreligieuses carmélites aigrissent les sentiments de tous les Polonais et violent notre souveraineté acquise au prix de tellesdouleurs ? " Et Mgr Glemp insiste : " Votre pouvoir réside dans les médias à votre disposition.

Ne les laissez pas répandre unesprit antipolonais.

" L'irritation juive est à son comble.

Le hasard ou la coïncidence veut que, quelques jours après, le papepublie à Rome une lettre apostolique dénonçant l'antisémitisme : " L'hostilité ou pis la haine envers le judaïsme, écrit Jean-Paul II,est en complète contradiction avec la vision chrétienne de la dignité de l'homme.

" Le Vatican intervient enfin, par la voix ducardinal Willebrands, chargé des relations avec le judaïsme, dont personne n'ignore qu'il est le porte-parole du pape lui-même.

Ilréclame à son tour la reprise de la construction du nouveau centre incluant le carmel.

Le climat se détend peu à peu, et lapremière pierre est officiellement posée par le cardinal Macharski le 19 février 1990. Mais, avant le déménagement des carmélites, une sorte de valse-hésitation se poursuivra pour savoir qui, de Rome, duprovincial des carmes ou de l'épiscopat polonais, devait leur signifier l'ordre de départ.

Il faudra l'intervention du pape enpersonne, dans une lettre aux soeurs publiée le 14 avril, à la veille du cinquantième anniversaire du soulèvement du ghetto deVarsovie, pour dénouer la crise et annoncer le dernier acte d'aujourd'hui : un déménagement annoncé depuis plus de sept ans. HENRI TINCQ Le Monde du 10 juillet 1993. »

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