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Article de presse: La sortie sans gloire du vieux général javanais

Publié le 17/01/2022

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20 mai 1998 - Le 15 mai dernier, avant l'aube, à l'aéroport militaire Halim de Djakarta, les blindés sur roues sont prêts et les principaux notables du régime en rangs. L'homme descend de la passerelle, lentement mais d'un pas ferme, l'ébauche d'un sourire aux lèvres, le regard fureteur. La silhouette de Suharto s'est épaissie au fil des années. Mais la détermination de l'homme qui fêtera ses soixante-dix-sept ans le 8 juin paraît alors intacte. Une fois de plus, il va se battre pour tenter de sauver ce qu'il reste de sa présidence, en cette fin humiliante d'un long règne sans partage. Les salutations sont brèves, et le cortège armé s'ébranle en direction du quartier Jalan Cendana, dans le centre-ville, où se trouve la résidence privée du chef de l'Etat. L'homme qui a tenu, pendant trente-deux ans et d'une main de fer, l'immense archipel indonésien a, plus que jamais, besoin de biaiser pour retracer un chemin, recoller les morceaux, retrouver un semblant d'autorité. La veille, Djakarta a vécu des moments de folie : une mise à sac en règle par des voyous qui ont pillé, incendié, dévalisé les centres commerciaux, les magasins, les banques. Bilan de ce dérapage de la pauvreté, du chômage : un demi-millier de morts, pour la plupart pris au piège d'incendies de supermarchés. Le roi exprime ses " profonds regrets " . Il comprend, dit-il, la volonté de " réformes " . Si les Indonésiens ne veulent plus de lui, répète-t-il, il est prêt à s'en aller, mais " conformément à la procédure constitutionnelle " . Une réserve vite interprétée comme une ultime volonté de ne pas s'en aller sur un si cinglant échec. Le vieux lutteur ne veut pas jeter l'éponge. Il n'a, à vrai dire, jamais songé à partir. Une fois de plus, il tente de confondre ses adversaires, de les neutraliser, d'élargir les brèches qui lui permettront, peut-être, de rétablir son autorité. Mais il est trop tard. Trente-deux années, donc, dans l'histoire d'une Indonésie réellement indépendante depuis tout juste un demi-siècle. Celui qui se veut le " père du développement " , qui a pris le pouvoir par la force et le perd de la même façon, a régné sans partage, longtemps avec la conviction qu'il était investi de la mission quasi divine de maintenir l'unité de l'archipel, d'y assurer l'ordre et d'en amorcer le développement. Le silence contre le progrès, les libertés individuelles sacrifiées à la nécessité du consensus, les principes fondateurs - ceux du pancasila - interprétés en fonction des besoins du moment. Massacres Il n'est pas tendre avec ses adversaires. Au milieu des années 80, on a encore fusillé, en Indonésie, des gens condamnés à mort une vingtaine d'années auparavant. Les massacres de 1965-1966, qui lui ont permis d'asseoir son pouvoir, ont fait entre deux cent mille et cinq cent mille victimes. L'occupation militaire de Timor-Oriental, en 1975, puis l'annexion de cet ancien territoire portugais l'année suivante ont été suivies d'une politique d'extermination qui aurait fait plus de deux cent mille morts. La " subversion " , sous l'" Ordre nouveau " de Suharto - terme choisi pour l'opposer à l'ordre ancien de son prédécesseur, Sukarno -, est passible de la peine de mort. Au nom de l'anticommunisme, deux millions de gens ont été entassés dans des camps de concentration, dont l'île de Buru fut le symbole, pour se retrouver, à la sortie, en résidence surveillée pendant de nombreuses années. Les révoltes d'Atjeh, à la pointe occidentale de Sumatra, ont été noyées dans le sang. Et Suharto a mis en place un système politique assez ficelé - police secrète, trois partis autorisés seulement, refus de la notion même d'opposition, censure - pour neutraliser, pendant trente ans, à la javanaise, toute contestation de son autorité. Beaucoup lui reprochent d'avoir, de même que son épouse et ses six enfants, accumulé une fortune par le biais de faveurs, de monopoles, d'associations avec des capitaux étrangers ou d'Indonésiens d'origine chinoise très en vue dans son entourage. La dénonciation de ces maux, " corruption, collusion, népotisme " , a été l'un des premiers slogans des étudiants qui ont fini par manifester, en février, alors que l'économie s'effondrait. Ensuite, " Reformasi " , le slogan le plus fréquent, n'aura qu'un seul sens : " réforme " est devenu synonyme de " démission du président " . Les plus indulgents reconnaissent à Suharto d'avoir remis sur pied un archipel au bord de la banqueroute dans les années 60. A la " mafia de Berkeley " , groupe d'économistes indonésiens formés sur le campus de la célèbre université de Californie, il a confié la gestion de l'économie au début des années 70. En pleine guerre froide, son anticommunisme à la fois calme et solide comme l'acier lui a permis de bénéficier d'une aide considérable de l'Occident et du Japon. L'Indonésie est ainsi devenue un terrain d'autant plus privilégié pour les investisseurs étrangers que les ressources naturelles (pétrole, gaz, bois, minerais) et les bras (202 millions d'habitants de nos jours) ne manquaient pas. En outre, la prédominance d'un islam modéré (85 % de la population) rassurait et la méthode Suharto assurait la stabilité. Corruption Suharto a donc également mis les enfants à l'école, amorcé la création d'infrastructures et permis au pays de flirter, pendant quelques années, avec l'autosuffisance alimentaire. Bref, le décollage, avec des taux solides d'expansion, se réalisait et, au début des années 90, l'Occident saluait la naissance d'une nouvelle " économie émergente " , avec classes moyennes stabilisatrices. En Asie, au coeur de ce club si dynamique formé par l'Asean, l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est, l'Indonésie faisait figure de pilier. Le bébé-tigre indonésien naissait. C'était oublier que l'Indonésie se portait à peine mieux que les Philippines, au sortir des vingt ans de pillage par les Marcos, et qu'elle gardait bien des caractéristiques du tiers monde : régime politique autocratique et rétrograde ; corruption et pratiques financières osées ; développement industriel sans grande valeur ajoutée ; formation limitée ; écarts criants de revenus ; et pour seules valeurs sûres à l'exportation, l'exploitation et, dans le cas des forêts, le pillage de matières premières. L'horizon barré de gratte-ciel flambant neufs de Djakarta cachait donc une réalité plus triste et, surtout, un éventail de bidonvilles mi-ruraux mi-urbains dont surgiraient, à l'occasion de la première grave crise, les vandales du 14 mai 1998. Trente-deux ans de règne L'itinéraire suivi par Suharto n'est pas toujours annonciateur de ce qu'il fera de son succès. Javanais des environs de Yogyakarta, donc de modeste origine rurale, il s'engage en 1940, après des études primaires, dans la milice indigène de l'armée des Indes néerlandaises. Il est sergent en 1942 quand le Japon occupe Java et, l'année suivante, s'engage dans la Peta, les " défenseurs de la patrie " , armée levée par les Japonais. Le voilà formé et très vite capitaine. En 1945, quand l'indépendance est proclamée, il rejoint l'armée nationale, se distingue dans les combats contre les Hollandais et se retrouve lieutenant-colonel lors du transfert officiel, en 1949, de la souveraineté. Il se bat également en Irian Jaya, possession hollandaise dont l'ONU reconnaîtra l'intégration à la République indonésienne. Circonstance-clé : le général Suharto commande, depuis 1963, Kostrad (les réserves stratégiques, unité d'élite) quand six de ses collègues sont assassinés le 1er octobre 1965. Calmement, mais sans état d'âme, Suharto prend les choses en main, démantèle le système Sukarno, écarte progressivement du pouvoir son unique prédécesseur, dirige une terrible répression et, au bout du compte, se fait élire en 1968 président par une Assemblée consultative du peuple, laquelle lui renouvellera six fois de suite ce mandat quinquennal. Un règne commence. Un règne à la javanaise, sans flamboyance, celui d'un homme reclus, d'une fermeté à toute épreuve, piètre orateur et sans grand charisme, mais dont la volonté et l'autorité ont impressionné tous ceux qui l'ont rencontré. Suharto recule pour mieux sauter. Il contourne les obstacles, se montre rarement, ne cajole guère les foules, auxquelles il préfère de plus rassurants défilés militaires, fait valser ses collaborateurs. Main de fer dans un gant de velours, il n'aime pas la confrontation mais n'hésite pas pour autant à écarter de son chemin tous ceux qui peuvent lui faire de l'ombre. L'usure du pouvoir et la plus grave crise économique régionale depuis son accession au pouvoir vont mettre à nu les défauts du système. L'illusion s'évanouit. Classes moyennes et étudiants, qui sont les produits du système, se retournent contre lui quand, en échange de leur silence, on ne leur offre que l'inflation, l'austérité, le chômage ou l'évanouissement de leurs ambitions. Moins effrayés que leurs aînés, les étudiants sont les premiers à manifester, au début de 1998, contre le gouvernement. Le trône chancelle. L'appel à l'aide internationale, à l'heure de CNN, les crédits du FMI contraignent Suharto à se battre un bras dans le dos. Il le fait. Il dit " oui " , publiquement, à Michel Camdessus et " non " , en privé, à Bill Clinton. Entre-temps, il réaffirme son autorité en obtenant, par acclamation, un septième mandat présidentiel de l'Assemblée consultative du peuple, dont la majorité des membres a été choisie par lui. Mais l'environnement s'est trop dégradé pour qu'il ne s'agisse pas d'un combat d'arrière-garde. Suharto rate ainsi une sortie à laquelle il n'avait jamais réellement songé. JEAN-CLAUDE POMONTI Le Monde du 22 mai 1998

« Asie, au coeur de ce club si dynamique formé par l'Asean, l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est, l'Indonésie faisait figurede pilier.

Le bébé-tigre indonésien naissait. C'était oublier que l'Indonésie se portait à peine mieux que les Philippines, au sortir des vingt ans de pillage par les Marcos, etqu'elle gardait bien des caractéristiques du tiers monde : régime politique autocratique et rétrograde ; corruption et pratiquesfinancières osées ; développement industriel sans grande valeur ajoutée ; formation limitée ; écarts criants de revenus ; et pourseules valeurs sûres à l'exportation, l'exploitation et, dans le cas des forêts, le pillage de matières premières.

L'horizon barré degratte-ciel flambant neufs de Djakarta cachait donc une réalité plus triste et, surtout, un éventail de bidonvilles mi-ruraux mi-urbains dont surgiraient, à l'occasion de la première grave crise, les vandales du 14 mai 1998. Trente-deux ans de règne L'itinéraire suivi par Suharto n'est pas toujours annonciateur de ce qu'il fera de son succès.

Javanais des environs deYogyakarta, donc de modeste origine rurale, il s'engage en 1940, après des études primaires, dans la milice indigène de l'arméedes Indes néerlandaises. Il est sergent en 1942 quand le Japon occupe Java et, l'année suivante, s'engage dans la Peta, les " défenseurs de la patrie " ,armée levée par les Japonais.

Le voilà formé et très vite capitaine.

En 1945, quand l'indépendance est proclamée, il rejointl'armée nationale, se distingue dans les combats contre les Hollandais et se retrouve lieutenant-colonel lors du transfert officiel, en1949, de la souveraineté.

Il se bat également en Irian Jaya, possession hollandaise dont l'ONU reconnaîtra l'intégration à laRépublique indonésienne. Circonstance-clé : le général Suharto commande, depuis 1963, Kostrad (les réserves stratégiques, unité d'élite) quand six deses collègues sont assassinés le 1 er octobre 1965.

Calmement, mais sans état d'âme, Suharto prend les choses en main, démantèle le système Sukarno, écarte progressivement du pouvoir son unique prédécesseur, dirige une terrible répression et, aubout du compte, se fait élire en 1968 président par une Assemblée consultative du peuple, laquelle lui renouvellera six fois desuite ce mandat quinquennal.

Un règne commence. Un règne à la javanaise, sans flamboyance, celui d'un homme reclus, d'une fermeté à toute épreuve, piètre orateur et sans grandcharisme, mais dont la volonté et l'autorité ont impressionné tous ceux qui l'ont rencontré.

Suharto recule pour mieux sauter. Il contourne les obstacles, se montre rarement, ne cajole guère les foules, auxquelles il préfère de plus rassurants défilésmilitaires, fait valser ses collaborateurs.

Main de fer dans un gant de velours, il n'aime pas la confrontation mais n'hésite pas pourautant à écarter de son chemin tous ceux qui peuvent lui faire de l'ombre. L'usure du pouvoir et la plus grave crise économique régionale depuis son accession au pouvoir vont mettre à nu les défauts dusystème.

L'illusion s'évanouit.

Classes moyennes et étudiants, qui sont les produits du système, se retournent contre lui quand, enéchange de leur silence, on ne leur offre que l'inflation, l'austérité, le chômage ou l'évanouissement de leurs ambitions.

Moinseffrayés que leurs aînés, les étudiants sont les premiers à manifester, au début de 1998, contre le gouvernement.

Le trônechancelle.

L'appel à l'aide internationale, à l'heure de CNN, les crédits du FMI contraignent Suharto à se battre un bras dans ledos. Il le fait.

Il dit " oui " , publiquement, à Michel Camdessus et " non " , en privé, à Bill Clinton.

Entre-temps, il réaffirme sonautorité en obtenant, par acclamation, un septième mandat présidentiel de l'Assemblée consultative du peuple, dont la majoritédes membres a été choisie par lui.

Mais l'environnement s'est trop dégradé pour qu'il ne s'agisse pas d'un combat d'arrière-garde.Suharto rate ainsi une sortie à laquelle il n'avait jamais réellement songé. JEAN-CLAUDE POMONTILe Monde du 22 mai 1998. »

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