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Article de presse: La ruine des petits épargnants albanais

Publié le 22/02/2012

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5 février 1997 - Six personnes, dont quatre policiers, ont été blessées le 5 février au soir, au cours d'incidents armés, lors d'une manifestation anti-gouvernementale à Vlora (210 km au sud de Tirana), selon le ministère albanais de l'intérieur. Le ministère a attribué les tirs à "un groupe de terroristes" qui se trouvaient parmi les manifestants. Les manifestations à Vlora avaient commencé dans la matinée, après l'annonce de la faillite de Gjallica, une société immobilière et financière qui a ruiné des dizaines de milliers d'épargnants. Les manifestants réclamaient la démission du président et du gouvernement accusés d'avoir encouragé les sociétés d'épargne. A Tirana, les autorités ont commencé, mercredi, à rembourser partiellement les investisseurs de deux des cinq sociétés "pyramidales" tombées en faillite. Selon le président Sali Berisha, les clients d'une troisième société devraient bientôt recouvrer une partie de leurs fonds. L'opposition dénonce d'autre part les violations des droits de l'homme. Le président Sali Berisha, symbole d'un pouvoir qui n'est guère partagé en Albanie, affronte sa plus grave crise politique. La chute des sociétés financières pyramidales a entraîné le pouvoir dans la tourmente et l'opposition réclame la démission du gouvernement. La répression a encore accru la méfiance à l'égard du premier régime albanais post-communiste qui, malgré sa volonté d'apparaître comme "démocrate" et "libéral", peine à convaincre qu'il a rompu avec toutes les méthodes du passé. Les manifestations des épargnants ruinés et de l'opposition ont été sévèrement réprimées et la police a procédé à de nombreuses arrestations (150 selon le gouvernement, 500 à 700 selon l'opposition). La police ne s'est pas limitée aux auteurs de déprédations; elle en a profité pour emprisonner des cadres du Parti socialiste, qui risquent de trois à quinze années de prison pour "incitation" à troubles de l'ordre public. Les manifestations sont dorénavant interdites à Tirana et les organisations de défense des droits de l'homme s'inquiètent de la dérive répressive de Sali Berisha, plébiscité en 1992 après le brutal effondrement du système stalinien qui oeuvrait en Albanie depuis quarante-cinq ans. Les critiques des méthodes de M. Berisha ne datent pas d'hier. Seuls les pays européens ont reconnu la validité des élections parlementaires de 1996. L'opposition socialiste refuse de siéger au Parlement et réclame de nouvelles élections. Les Etats-Unis, pourtant peu suspects de vouloir favoriser ceux qui restent qualifiés d' "ex-communistes" en Albanie, ont dénoncé des intimidations et des fraudes, ainsi que "l''intense pression gouvernementale sur la justice et la presse". Un rapport du Département d'Etat américain constate que "la police continue à infliger des mauvais traitements aux détenus, aux journalistes et aux opposants". "Certains citoyens perçoivent le SHIK (services secrets) comme une organisation semblable au Sigurimi de l'époque communiste", poursuit le rapport. Le pouvoir albanais se voit également reprocher le maintien en détention depuis trois ans de Fatos Nano, le président du Parti socialiste. Accusé de "détournements de fonds", sans la moindre preuve, il est considéré comme un "prisonnier politique" par Washington et Amnesty International. Edi Rama, un artiste-peintre célèbre pour ses attaques antigouvernementales, est allongé sur un lit dans l'appartement de ses parents, le nez fracturé, le crâne et la lèvre recousus. Il se remet lentement d'une agression subie au lendemain des récentes protestations. "Je rentrais chez moi et des hommes m'attendaient dans l'obscurité. Ils portaient des cagoules noires, des gants métalliques et étaient armés de barres de fer, raconte-t-il. Ils m'ont frappé longuement à la tête. Je crois franchement qu'ils voulaient m'éliminer." Ndre Legisi, membre du comité directeur du Parti socialiste, est également un miraculé. Il a été transporté à l'hôpital dans le coma, le crâne fracturé, après avoir été agressé par cinq hommes et laissé pour mort sur le trottoir. L'attaque a eu lieu à cent mètres de la résidence de Sali Berisha, dans un quartier quadrillé par les équipes des services spéciaux. Demande d'élections anticipées "Le plus désespérant est l'attitude de l'Union européenne. Elle défend un gouvernement qui installe ici une dictature fascisante, affirme, nerveux, Edi Rama. Notre unique îlot de démocratie est l'ambassade des Etats-Unis !". Le téléphone sonne. Lorsqu'Edi Rama raccroche, il est mélancolique : "Je viens d'apprendre qu'un ami s'est enfui la nuit dernière par la frontière grecque, dit-il. Les gens de l'opposition sont terrorisés." Si l'Albanie d'aujourd'hui n'a rien de comparable avec l'époque de terreur absolue d'Enver Hodja, l'opposition enrage de voir l'Occident tresser des lauriers à Sali Berisha. Pour elle, les atteintes aux droits de l'homme et la faillite des sociétés financières pyramidales sont des raisons suffisantes pour renverser le gouvernement. "L'affaire des pyramides est un problème politique, pense Edi Rama, car aucune activité privée n'existe en Albanie sans le consentement du pouvoir." "Ce pays fut très pauvre et le gouvernement s'est servi des pyramides afin d'améliorer la vie quotidienne des Albanais, explique Ben Blushi, le rédacteur-en-chef du quotidien Koha Joni. C'est une explication de la non-intervention du pouvoir face à ces pratiques frauduleuses. L'autre raison, c'est que des dirigeants ont exploité ces sociétés pour s'enrichir. Les fondations pyramidales ont financé les campagnes électorales du Parti démocratique de Sali Berisha." L'opposition réclame la nomination d'un "gouvernement technique" et l'organisation d'élections parlementaires anticipées. En 1996, ses appels à dénoncer les fraudes électorales n'avaient pas séduit la population, d'abord préoccupée par l'amélioration de sa vie quotidienne. "Nous n'avions aucune chance, car les gens se moquent de la politique, reconnaît Kastriot Islami, le porte-parole du Parti socialiste. Cette fois, les Albanais ont perdu leur argent, c'est différent." Sept partis de droite et de gauche se sont regroupés au sein d'un "Forum pour la démocratie". L'objectif est d'apparaître unis aux yeux des Albanais et des Occidentaux. L'exemple de la coalition Zajedno, en Serbie, a fortement inspiré l'opposition albanaise. "L'opposition essaye de transformer ce conflit social en un conflit politique, déclare Alban Bala, le porte-parole du Parti démocratique. Ce n'est pas en infligeant des dommages matériels à l'Etat et des dommages moraux aux Albanais que nous réglerons la crise économique. Nous avons des témoignages précis indiquant que des chefs de l'opposition ont incité les manifestants au vandalisme. C'est inacceptable." Shahin Kadare, membre de l'Alliance démocratique (centre-gauche), répond que "l'opposition est bien faible en comparaison du mécontentement de la population". "Sali Berisha est seul face au peuple, dit-il. Les Albanais sont fatigués du règne d'une mafia et je crains que les événements récents ne soient que l'aube d'un avenir douloureux pour l'Albanie." REMY OURDAN Le Monde du 7 février 1997

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