Article de presse: La révolution culturelle du petit peuple belge
Publié le 22/02/2012
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14-20 octobre 1996 - Aucune collectivité, même réputée pour sa placidité bon enfant dans la gestion des conflits, ne peut sortir indemne d'une crise comme celle qu'a fait naître, au sein de la société belge, la découverte, en août 1996, du réseau pédophile criminel Dutroux-Nihoul. Cela a conduit à la " marche blanche " du 20 octobre, avec 300 000 personnes défilant dans les rues de Bruxelles, à la mise en cause, jour après jour, de tous les rouages de l'Etat (la police, la gendarmerie, la justice et les institutions politiques) au fil des révélations des médias, enfin au grand déballage télévisé en direct de la commission parlementaire d' " enquête sur les enquêtes " qui doit se poursuivre jusqu'à la fin de l'année.
Un pays dont la vraie devise était " vivre et laisser vivre " est ainsi entré dans l'ère du soupçon généralisé, de la délation publiquement encouragée : les " numéros verts " mis en place par la police pour obtenir des informations sur les réseaux pédophiles sont massivement utilisés à des fins calomniatrices ou pour des vengeances personnelles.
Un mouvement d'émotion collective, tel qu'il en surgit chaque fois qu'un crime particulièrement odieux est porté à la connaissance du public, mais qui en général s'estompe avec le temps à la manière d'un deuil privé, devient ici le levier d'une mise en cause fondamentale des piliers de la société. Alors que les mouvements sociaux " traditionnels " traduisant les revendications ouvrières ou étudiantes ont du mal à faire recette, en dépit de la situation critique dans certains secteurs, comme la sidérurgie wallonne ou les universités francophones, la mobilisation " pour Julie et Melissa " ne faiblit pas, bien au contraire. Vendredi 14 novembre encore, 10 000 étudiants et lycéens défilaient dans les rues de Namur avec des ballons blancs sur le mot d'ordre " protégeons nos enfants ".
Dans tout le pays, à l'appel des parents des victimes, les familles Russo et Lejeune, devenus de véritables héros nationaux, se mettent en place des " comités blancs " pour perpétuer l'esprit de la marche du 20 octobre. Que les Russo et les Lejeune demandent la démission du ministre de l'intérieur Johann Vande Lanotte, et celui-ci se sent obligé de venir sur-le-champ se justifier devant les caméras de télévision, ce qu'il ne juge pas utile de faire lorsque la même demande est formulée par l'opposition au Parlement.
Quelque chose est donc en train de bouger en Belgique, quelque chose de profond qui se traduit par un mouvement social inclassable, qu'aucune formation politique ne semble en mesure de récupérer, ni même de canaliser. Une sorte de révolution culturelle du petit peuple, celui des justiciables, des administrés, des contribuables, des parents d'élèves, des camarades de classe, toutes origines sociales, politiques et religieuses confondues.
La Belgique est un petit pays, modeste de surcroît. Jamais elle n'a prétendu éclairer l'humanité de ses lumières. Elle a tout au plus l'ambition d'être une élève au-dessus de la moyenne dans la culture des valeurs élaborées ailleurs, dans les " grandes démocraties ", et dans la mise en oeuvre d'un projet européen auquel elle adhère pleinement sans avoir la prétention de le conduire.
Or cette modestie n'a plus lieu d'être : l'affaire Dutroux-Nihoul a révélé qu'en Belgique ni la justice, ni la politique, ni l'administration ne peuvent constituer de recours face à une situation de crise, comme cela est encore le cas en Italie pour la justice et en France pour l'administration. La politisation généralisée de tous les corps de l'Etat par le système de nomination géré par la " particratie " a miné à un tel point le principe de séparation des pouvoirs que le seul recours du peuple est... le peuple lui-même. C'est là un phénomène dont s'inquiètent quelques-uns des plus lucides observateurs de la société belge.
Certains ont voulu voir dans le mouvement de solidarité avec les parents des victimes un regain du sentiment unitariste belge, en en donnant pour preuve que, le 20 octobre, francophones et Flamands étaient au coude à coude dans un même élan du coeur qui se moque des querelles linguistiques et des chamailleries institutionnelles.
C'est méconnaître la spécificité de ce mouvement, qui n'abolissait pas, loin de là, l'ancrage des participants dans des collectivités engagées sur des voies de plus en plus divergentes. Le 20 octobre, les manifestants n'exigeaient pas " plus de Belgique ", mais plus d'Etat, quel qu'il soit, belge, flamand, wallon ou patagon. Les associations qui se sont constituées dans la foulée du mouvement d'octobre sont d'ailleurs " régionalisées ", l'association " Julie et Mélissa " au sud et " An et Eefje " au nord, du nom des jeunes filles wallonnes et flamandes victimes des pédophiles.
D'autres ont insisté sur le renforcement de la monarchie consécutive aux prises de positions du roi Albert II, dont les fortes paroles demandant que les responsabilités soient établies et sanctionnées ont marqué les esprits. Il se plaçait ainsi aux côtés du peuple, contre les hiérarques corrompus ou incompétents.
" Robot constitutionnel " ne pouvant agir que couvert par une autorité politique, le souverain belge devra choisir entre le strict respect du statut qui lui est assigné et un impensable conflit institutionnel. Une situation ainsi décrite par un haut fonctionnaire de la Communauté française : " Le roi Baudouin avait assis son autorité sur ses silences et son éloignement du peuple. Albert II doit aujourd'hui la sienne à ses discours et à son rapprochement avec ce même peuple. C'est beaucoup plus difficile à gérer. "
LUC ROSENZWEIG
Le Monde du 21 novembre 1996
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