Article de presse: La réconciliation Moscou-Belgrade
Publié le 22/02/2012
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26 mai 1955 - Ceux qui ont assisté, le 26 mai 1955, à l'arrivée de la délégation soviétique à l'aéroport de Belgrade ne risquent pas d'oublier la scène. Un maréchal Tito tout vêtu de blanc, d'une élégance recherchée, arborant toutes ses décorations, accueille froidement les trois principaux dirigeants soviétiques de l'époque: Khrouchtchev, Boulganine et Mikoyan. Dès sa descente de l'avion, Khrouchtchev sort un petit papier de sa poche et s'empare du micro. Il s'adresse au " cher camarade Tito " et aux " chers camarades membres du gouvernement et dirigeants de la Ligue des communistes de Yougoslavie ", pour exprimer " les regrets sincères des Soviétiques pour ce qui s'est passé ". M. " K " affirme que les accusations anti-yougoslaves ont été fabriquées de toutes pièces par Beria (patron de la police politique de Staline après 1938 et liquidé en 1953) et d'autres ennemis du peuple.
" ...Nous voulons que chacun soit maître chez soi: nous ne voulons pas payer les factures des autres, être mêlés à des politiques de sphère ou d'intérêts. " Ce n'est que longtemps après que l'on saura à quel point le Kremlin avait sévèrement jugé ces propos tenus par le maréchal Tito, quelques semaines après la fin de la seconde guerre mondiale. Tito faisait allusion aux négociations entre Staline et Churchill et à l'accord d'octobre 1944 par lequel ils se reconnaissaient une influence égale en Yougoslavie. Cela supposait, entre autres, une certaine modération de la part des dirigeants de Belgrade. Mais les Yougoslaves, qui se sont libérés eux-mêmes, souhaitaient brûler les étapes de la " construction du socialisme ".
Tandis que dans les autres pays de l'Est-du moins provisoirement-les partis non communistes étaient associés à la direction des affaires, un régime calqué sur le modèle soviétique s'est installé dès 1945 en Yougoslavie. Qu'il s'agisse des domaines politique, économique ou culturel, les Yougoslaves entendaient mener à bien leur révolution pure et dure. En septembre 1947, à la première réunion du bureau d'information des partis communistes sous l'égide soviétique, Belgrade fut choisie comme siège du Kominform.
Pourtant, quelques mois plus tard, commence un vaste débat-en coulisse-entre Staline et Tito. En mars 1948, les conseillers soviétiques accrédités dans la capitale yougoslave sont rappelés sous le prétexte qu'ils n'y sont pas " amicalement traités ". Des notes acerbes sont échangées, et lorsque, le 25 mai, Staline n'adresse aucun télégramme de félicitations au maréchal Tito, qui fête son cinquantième anniversaire, les observateurs s'interrogent sur la signification politique de cet oubli, n'ignorant pas l'importance du respect du protocole entre deux pays communistes.
Effectivement, le 28 juin, une résolution du Kominform condamne les Yougoslaves, devenus de " dangereux déviationnistes qui n'ont plus leur place parmi les partis frères ". Le plan quinquennal yougoslave est qualifié de " mégalomane et irréalisable ", et le Kominform invite les " communistes authentiques " à renverser Tito. Mais celui-ci réussit à faire neutraliser la petite fraction prosoviétique à l'intérieur du parti.
C'est le début de la guerre froide entre Moscou et Belgrade. On pourchasse et liquide les partisans réels ou supposés de Tito en Europe de l'Est. Le dirigeant yougoslave devient " le chien couchant de l'impérialisme "; le parti yougoslave " un rassemblement d'assassins et d'espions ". En 1952, au dix-neuvième Congrès du PC soviétique (le dernier auquel participe Staline), Nikita Khrouchtchev flétrit à la tribune " la clique des mercenaires qui s'est faufilée au pouvoir à Belgrade par la duperie et la violence ". Dans les pays occidentaux, et notamment en France, les hommes de gauche qui contestent le bien-fondé de ces accusations se voient traités par les communistes de " complices des fascistes ".
Les incidents de frontière entre les pays de l'Est et la Yougoslavie se multiplient : en quatre ans, environ cent cinquante diplomates yougoslaves sont expulsés; les différents accords économiques deviennent caducs.
Et pourtant, comme pendant la guerre antifasciste, Tito fait front contre beaucoup plus fort que lui. Il ne se contente pas de réfuter point par point toutes les accusations, mais prépare aussi l'avenir : la transformation de la Yougoslavie en pays non aligné avec un système social original fondé sur l'autogestion : les structures du régime sont modifiées.
Après la mort de Staline, en mars 1953, les nouveaux maîtres du Kremlin comprennent l'impossibilité de " neutraliser " Tito l'indomptable sans risquer un conflit international. Peu à peu, le processus de normalisation-au niveau des Etats-s'engage. En octobre 1954, la radio Yougoslavie libre, mise à la disposition des émigrés prosoviétiques installés en URSS, cesse ses émissions; le 29 novembre, date de la fête nationale, les dirigeants moscovites portent des toasts à la santé du " camarade " Tito, qu'ils voulaient faire assassiner deux ans plus tôt...
Enfin, le 26 mai 1955, Khrouchtchev arrive à Belgrade et reconnaît à la Yougoslavie " le droit inaliénable à développer son propre socialisme ".
David a gagné contre Goliath.
THOMAS SCHREIBER
Le Monde du 26 mai 1985
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