Article de presse: La plus longue chaîne du monde
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
22-23 octobre 1983 - Les pacifistes ont manqué de confiance en eux. Ils auraient pu, sans peine, pousser plus loin leur invraisemblable promenade de santé antinucléaire, étirer davantage cette " chaîne humaine " du désarmement qu'ils ont fait vagabonder, samedi, à travers les collines du pays souabe.
Cent six kilomètres. Pari tenu, record battu! Pour relier, en se tenant la main, la caserne de Willey, à Neu-Ulm (Bavière), au château de Vaihingen, près de Stuttgart (Bade-Wurtemberg), quartier général des forces américaines en Allemagne fédérale, il fallait un peu moins d'un manifestant adulte au mètre, soit près de cent mille personnes réparties tout le long de la nationale 10, de plusieurs routes de campagne et de quelques chemins vicinaux.
Pour cette folie bucolique sur fond de paysages d'automne, le mouvement pacifiste a réuni, en fait, plus de deux cent vingt mille " maillons " vivants qu'il a égaillés dans la nature avec un sens de l'organisation à couper le souffle. Mue par une telle force, la chaîne aurait pu (pourquoi pas?), comme le suggéraient les manifestants au soir de ce succès sans précédent connu, aller jusqu'à Munich faire la nique au Bavarois Franz Josef Strauss.
Les organisateurs savaient qu'ils prenaient un gros risque.
L'originalité de la manifestation avait attiré l'attention des médias, et le succès ou l'échec de la semaine d'actions pouvait dépendre en partie de leur capacité à aligner les sympathisants sur 106 kilomètres.
" Résistez ! "
A cheval sur la Bavière ou le Bade-Wurtemberg, la chaîne allait se forger dans des régions qui doivent accueillir la plupart des fusées et des missiles de croisière, mais qui, à dominante démocrate-chrétienne, sont aussi les plus réfractaires au mouvement en faveur du désarmement.
Et puis, ça n'a l'air de rien, faire la chaîne, mais sur une telle distance, il avait fallu prévoir l'accès rapproché de cinquante trains spéciaux, de mille cinq cents cars, des lieux de rassemblement et des parkings en rase campagne.
Des milliers de personnes, dès le milieu de la matinée, des Willey-Barracks à la banlieue de Stuttgart, s'étaient mises en marche à la queue leu leu, suivant des ballons-phares, orange pour ceux qui gagnaient le Sud, bleus pour ceux qui remontaient au Nord. Très disciplinés, ces protestataires ordonnaient leurs bannières, mauves pour les féministes, rouges pour les jeunes socialistes, noires pour les autonomes, les croix de Pax Christi et des centaines de fusées de carton-pâte.
Des sympathisants, pour la traversée d'Ulm, juste après le Danube, avaient balisé le chemin en suspendant aux immeubles d'immenses banderoles. " Résistez! ", commandait l'une d'elles, à deux pas de la cathédrale gothique.
Beimersteten, à 15 kilomètres d'Ulm, bourg minuscule blotti autour de son église et de ses silos à grain, n'avait jamais connu pareille activité un samedi matin. Dix mille personnes d'un coup. La boulangerie, les deux cafés pris d'assaut. Les tracteurs contraints à des manoeuvres de dentelle pour éviter les effigies des colombes de la paix ou les bébés antinucléaires en landaus poussés par des parents écologistes.
Groupes de protestants, membres des courants " alternatifs ", babas cool et rats de banlieue, prophètes barbus chantant de vieux folks vermoulus de la fin des années 60. Punks en godillots à clous et bourgeois socio-démocrates en loden, Bavarois en costume régional, prêtres catholiques et militants marxistes-léninistes, bref, toutes les composantes de la société allemande en rupture de bouclier nucléaire s'étaient offert une grande randonnée champêtre qui les mettaient plutôt en joie.
La peur, ce dénominateur commun des pacifistes d'outre-Rhin, attendrait bien le lendemain. Tant pis si les slogans désespérés, les prévisions pessimistes des pancartes, les visages de mort sur les affiches, cadraient mal avec ce décor d'arrière-saison.
A 12h40, exactitude oblige, la " chaîne humaine " était en place. Les " maillons " se donnaient la main et, souvent sur plusieurs rangs de front, entamaient, pour un quart d'heure, une farandole de 106 kilomètres.
PHILIPPE BOGGIO
Le Monde du 25 octobre 1983
Liens utiles
- Article de presse: La si longue patience du dalaï-lama
- Article de presse: Einstein, homme de science...et citoyen du monde
- Article de presse: Le point de vue du Monde
- Article de presse: Le Monde et le neutralisme
- CAITLYN, CE HEROS… Le 24 avril dernier, Bruce Jenner se présentait aux yeux du monde sur la chaîne américaine ABC.