ARTICLE DE PRESSE: La majorité de Jacques Chirac reste à inventer
Publié le 17/01/2022
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7 mai 1995 - La France de Jacques Chirac reste à inventer. Les données électorales, telles qu'elles ressortent des deux tours de l'élection présidentielle, posent en effet davantage de questions qu'elles n'apportent de réponses.
Le maire de Paris s'était imposé, au premier tour, comme le plus efficace des candidats de la droite, en devançant Edouard Balladur. Son score, néanmoins, réduisait la portée de ce succès, hypothéqué au surplus par le niveau atteint par Jean-Marie Le Pen. La première place de Lionel Jospin, fruit d'une campagne obstinée, assombrissait encore la performance de Jacques Chirac. Si le rapport des forces global semblait promettre la victoire à l'ancien président du RPR, celui-ci n'était pas à l'abri d'une maladresse de campagne. Le résultat du second tour n'a été obtenu qu'au prix d'une bataille serrée, qui a pu donner à la gauche, pendant quelques jours, l'espoir d'une victoire miraculeuse.
Vainqueur dans plus des deux tiers des départements, Jacques Chirac est parvenu à réaliser une synthèse entre des électorats et des aspirations qui n'étaient pas facilement conciliables.
A ses propres partisans, concentrés notamment, au premier tour, dans " ses " régions du Massif central (autour de la Corrèze) et de l'Ile-de-France (autour de Paris), il lui fallait associer, d'abord, les électeurs qui avaient voté pour Edouard Balladur. La carte électorale du premier ministre révélait un " mixage " entre un vieux légitimisme gaulliste, dans des régions comme la Normandie ou l'Alsace, et la tradition démocrate-chrétienne, en Bretagne ou en Savoie, par exemple.
Il était clair, d'autre part, en fonction de la dialectique de la campagne, que les partisans du premier ministre étaient réfractaires à Jacques Chirac. Centristes, libéraux ou, même, électeurs du RPR, ils avaient en commun de se méfier des " promesses ", maintes fois dénoncées par le rival du maire de Paris, et de l' " Etat-RPR ", dont la menace était suggérée par le chef du gouvernement lorsqu'il soulignait, par contraste, sa " liberté " vis-à-vis de tout appareil de parti.
Jacques Chirac devait attirer à lui, ensuite, les électeurs de Philippe de Villiers et ceux de Jean-Marie Le Pen. Pour les premiers, venus souvent des rangs des sympathisants du RPR, la tâche n'était pas trop difficile, le président du conseil général de Vendée ayant multiplié les signes de connivence avec le maire de Paris. En revanche, le chef du Front national n'avait cessé, avant le premier tour, de désigner le maire de Paris comme son adversaire principal. Cette attitude relève à la fois, chez M. Le Pen, du calcul et du sentiment.
Il estime que la marge de progression de son parti se situe dans l'espace occupé par le mouvement chiraquien : c'est la thèse des " valeurs communes ", mise en avant en sens inverse par Charles Pasqua en 1988. S'y ajoute une aversion viscérale pour le gaullisme et pour ses héritiers, ennemis historiques de l'extrême droite depuis le régime de Vichy et la guerre d'Algérie.
Enfin, s'il ne pouvait guère compter sur un renfort d'électeurs de la gauche, Jacques Chirac devait néanmoins veiller à ce que Lionel Jospin ne puisse ramener dans son camp les déçus du socialisme passés à l'abstention.
Le concours des balladuriens du premier tour, encouragé par l'engagement résolu d'Edouard Balladur, a permis au maire de Paris de réunir la droite " parlementaire " sans déperdition de voix notable, comme en témoignent ses scores élevés dans des départements qui sont des bastions conservateurs traditionnels, certains d'entre eux ayant connu, cependant, une abstention un peu plus forte au second tour. L'affirmation de son engagement européen a convaincu les centristes et les libéraux, sans que la reprise tardive de la proposition d'un nouveau référendum sur l'Europe ne leur apparaisse comme une remise en question de la construction communautaire. A l'inverse, la perspective de consulter les Français a pu encourager les villiéristes et une partie des lepénistes à accorder leurs suffrages à Jacques Chirac.
Le niveau atteint par l'ancien président du RPR dans des départements comme les Alpes-Maritimes et les Bouches-du-Rhône démontre qu'il est parvenu à se concilier une bonne partie de l'électorat du Front national. Le niveau inhabituel du vote blanc prouve aussi que les consignes de M. Le Pen ont été entendues par une partie de ses électeurs et on observe que l'abstention, globalement en léger recul au second tour par rapport au premier, est localement plus élevée dans des départements " balladuriens ", mais également dans des départements " lepénistes ". Localement encore, des reports de voix de l'extrême droite vers le candidat socialiste peuvent être décelés.
Au total, néanmoins, il apparaît que là où le vote d'extrême droite s'est développé dans un environnement dominé par la droite, la réunification ou la fusion de ces électorats s'est faite au profit de Jacques Chirac. Le maire de Paris est parvenu, d'autre part, à contenir l'attrait exercé par la gauche " nouvelle ", à laquelle Lionel Jospin a donné visage et consistance. Si les reports de voix ont été quasiment parfaits des électeurs communistes, d'extrême gauche et écologistes vers le candidat socialiste, et si l'abstention a diminué, Lionel Jospin n'a pas, pour autant, dépossédé son adversaire du talisman du " changement ".
Jacques Chirac a donc réussi son pari, mais cette réussite est elle-même aléatoire. La droite parlementaire est renforcée face à l'extrême droite, qui se retrouve une fois de plus hors jeu. Elle a triomphé d'une gauche qui, comme le maire de Paris, revient de loin, mais qui a encore beaucoup de chemin à faire. La victoire est lourde de nombreuses ambiguïtés. Jacques Chirac a additionné des voix. Il lui reste à structurer une vraie majorité, faute de quoi la synthèse du 7 mai pourrait se décomposer aussi vite qu'elle s'est agrégée.
PATRICK JARREAU
Le Monde du 9 mai 1995
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