Article de presse: La leçon faite à Jacques Chirac
Publié le 17/01/2022
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25 mai 1997 - Le président aurait dû se méfier : à donner la parole au peuple, celui-ci risquait de la prendre. C'est chose faite. Les Français, en désavouant la majorité parlementaire sortante, ont clairement indiqué qu'ils souhaitaient conjurer le risque d'une élection stérile. Ils continuent de demander un "vrai changement" et comptent bien l'obtenir. Ce faisant, ils ont désigné un vaincu, un vainqueur, et incité à tirer au moins trois leçons du scrutin.
Le vaincu du premier tour est celui-là même qui se réclame désormais bien tardivement d'un "vrai changement" : Alain Juppé, chef de guerre de la droite, dont le rejet par l'opinion a été et est toujours pour son camp un handicap. Pour une seule raison : on ne peut plaider le changement autour et pour un homme qui incarne à ce point la continuité. Continuité d'une politique conduite en fait depuis vingt ans, hormis la parenthèse de 1981-1982; continuité d'une méthode de gouvernement propre au premier ministre lui-même et que seule Nicole Notat semblait apprécier; continuité programmée enfin pour quarante jours quand il s'agissait de se déterminer pour cinq ans.
Le vainqueur est Lionel Jospin. Non que la gauche soit déjà assurée de gagner, le second tour restant ouvert et imprévisible. Mais parce qu'en quatre ans il a remis celle-ci en selle, faisant oublier le rejet puissant dont elle a été l'objet au point de rendre crédible une victoire parlementaire, sans jamais rien concéder sur l'essentiel : le fameux "droit d'inventaire" qu'il s'est heureusement accordé sur le mitterrandisme. Cet homme-là a par deux fois, en 1995 et 1997, surpris le pays et surtout son propre parti, lequel a retardé une rénovation que seul son chef incarne complètement. Lionel Jospin sera au soir du second tour soit appelé à Matignon, soit désigné comme le leader désormais incontestable de l'opposition de Sa Majesté.
Les trois erreurs commises par le président de la République permettent en fait de tirer les leçons du scrutin.
En premier lieu, on ne joue pas avec la volonté populaire. Face à une dissolution destinée à assurer le confort parlementaire du chef de l'Etat et à lui donner tous les moyens institutionnels pendant cinq ans, c'est-à-dire jusqu'au terme de son mandat, le pays n'a pas été dupe. Il a refusé une dissolution-manipulation; il a refusé d'être gouverné selon le bon plaisir du Prince. Ce dernier sera donc, vainqueur ou vaincu au soir du 1er juin, contraint d'assumer ses contradictions : il ne pourra s'en tenir au grand écart affiché depuis la campagne présidentielle de 1995 entre la ligne Séguin et la ligne Balladur.
Il devra choisir l'une ou l'autre et sortir d'une gestion confiée et confinée à un petit groupe d'hommes qui n'étaient pas représentatifs de l'ensemble de la droite parlementaire. Il devra considérer qu'ayant été élu, selon ses propres termes, pour réduire "la fracture sociale", il gagnerait à s'y atteler vraiment.
En deuxième lieu, on ne joue pas avec la cohabitation. Jacques Chirac a en effet commis l'erreur de mettre au coeur de la campagne électorale ce cas de figure institutionnel, pour tenter de le conjurer. Ce faisant, il a lui-même crédibilisé la perspective d'une victoire de la gauche. En même temps qu'il a contrarié le sentiment profond des Français qui ont gardé un bon souvenir de la deuxième cohabitation, celle que François Mitterrand et Edouard Balladur ont conduite de concert. Non seulement la cohabitation ne serait pas un drame, non seulement elle n'empêcherait pas la France de parler "d'une seule voix" sur la scène internationale, mais elle conviendrait probablement à une majorité de Français, convaincus d'être mieux garantis lorsque le jeu des pouvoirs est équilibré.
Enfin, on ne joue pas avec l'extrême droite. Depuis plusieurs années, les responsables de la droite semblaient avoir persuadé l'opinion de la responsabilité de la gauche dans la montée du Front national, responsabilité résumée d'un mot : "laxisme". La gauche s'était ralliée à un consensus répressif sur la question qui paraissait constituer le fonds de commerce du lepénisme, l'immigration. C'est au nom de cette logique que la droite a cru bon d'ajouter une loi Debré aux lois Pasqua, tandis que Lionel Jospin dénonçait "l'angélisme" du Monde. Le résultat est le niveau d'influence électorale le plus élevé pour l'extrême droite jamais atteint dans un scrutin législatif. Il est surtout un Front national en position charnière : ce mouvement, dont il faut rappeler ici que l'existence fait tache sur la démocratie française, a toute chance d'être, le 1er juin, le facteur-clé d'une éventuelle alternance.
Si victoire de la droite il y a, elle le devra au bon report des voix de l'extrême droite; si victoire de la gauche il y a, elle le devra au nombre des "triangulaires" que l'extrême droite a pu imposer. Ainsi, à trop ouvrir les frontières entre les thèses du néofascisme français et celles de la droite, à trop concéder à celui-là sur le chapitre des libertés, fût-ce les libertés des étrangers, on légitime le vote extrémiste. A vouloir s'en prendre aux "belles âmes", selon l'expression de Jacques Chirac, lesquelles sont naturellement réputées irresponsables, et en leur opposant une realpolitik sur le dos des immigrés, on fait le lit du racisme, et l'on ne résout en rien la souffrance des banlieues. Au fait, M. Chirac se souvient-il qu'il avait promis un "plan Marshall" pour les quartiers et les villes en grande difficulté ? En la matière, les proclamations contre le racisme et l'antisémitisme, dont il faut créditer Alain Juppé, ne suffisent pas : il faut tenir ferme sur ses propres valeurs et mobiliser l'opinion, comme a su le faire une Catherine Trautmann à Strasbourg, plutôt que de concéder à l'air du temps.
Ces trois erreurs obligent aujourd'hui le chef de l'Etat à dramatiser une situation qu'il a lui-même créée, et probablement à rechercher soit du côté de Philippe Séguin, soit du côté d'Edouard Balladur, une solution qui lui évite le désaveu du pays. Mais quoi qu'il arrive, le vainqueur du second tour est déjà connu : il s'agit du peuple français lui-même. Menacé de se voir privé d'une campagne digne de ce nom, d'un vrai débat et, pour les cinq ans qui viennent, de tout contre-pouvoir, ce peuple vient de se placer dans un rapport de forces favorable. En effet, la majorité sortante est déjà durement touchée, presque sanctionnée; la majorité nouvelle sera, selon toute vraisemblance, étroite et devra donc composer avec l'opposition et avec l'opinion. Celle-ci vient donc d'infliger une nouvelle défaite au parti du cynisme.
Dans ces colonnes, nous avions souhaité, à la veille du premier tour, un vrai changement : social, démocratique et moral. Cet ordre du jour est plus que jamais justifié. Il est naturellement possible de peser les mérites des programmes. A cette aune-là, celui de Lionel Jospin souffre de solides invraisemblances (création de sept cent mille emplois, durée du travail réduite sans perte de salaire); mais il paraît plus proche des préoccupations immédiates des Français, de ceux du moins qui peuplent la classe moyenne et qui souffrent de la dégradation de leurs conditions de vie, de leur pouvoir d'achat, et de l'étroitesse des perspectives offertes à leurs enfants. A ceux-là, il est plus que temps de faire un signe significatif. A l'opposé, le programme d'Alain Juppé a le mérite de prendre acte de la réalité des finances publiques et du marché mondial dans lequel les Français se devront tôt ou tard de se projeter.
Mais ni les uns ni les autres n'ont à ce stade apporté une réponse satisfaisante au seul problème de fond qui vaille, véritable défi à tous les dirigeants européens : comment concilier la lutte contre l'exclusion et la mondialisation ? Comment apporter la preuve qu'une monnaie forte n'est pas un obstacle à un combat efficace contre le chômage ?
Restent la vie en commun, le ciment d'une société, l'air que l'on respire : de ce point de vue, l'équilibre des pouvoirs vaut mieux que leur confiscation par un seul parti. Sur ce chapitre, l'héritage du mitterrandisme étant récusé, l'avantage doit aller à la gauche.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Le Monde du 27 mai 1997
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