5 juin 1997 - La France a-t-elle "perdu l'Afrique" comme le titrait récemment un hebdomadaire ? Comment Paris et Washington abordent-ils la question du maintien de la paix sur le continent africain ? Quels y sont leurs intérêts ? Entre le naufrage du président Mobutu et les péripéties d'une intervention africaine contre les putschistes de Sierra Leone, l'actualité "collait" étroitement à la conférence internationale qui a réuni, fin mai, au Centre d'études d'Afrique noire de Bordeaux (CEAN), plus de quatre-vingts chercheurs pour débattre de "l'Afrique, les Etats-Unis et la France".
Certaines images, qui symbolisent un recul de l'influence française, ont frappé l'opinion : celle des pancartes en anglais qui accueillaient "Dad Kabila" en libérateur du Zaïre, tout comme celle de l'ambassadeur de France consigné au bar du navire Outeniqua par les organisateurs sud-africains de la rencontre entre le maréchal Mobutu et Laurent-Désiré Kabila, le 4 mai dernier, dans le port congolais de Pointe-Noire.
Ceux qui craignent que le Congo de Kabila ne devienne un tremplin pour une offensive américaine vers le pré carré francophone auront été surpris d'apprendre de William Foltz, membre du National Intelligence Council américain (et l'un des experts de la CIA pour les questions africaines) que le continent noir n'a jamais été, vu des Etats-Unis, qu'un "très vaste morceau de terrain à peu près dénué de tout intérêt stratégique".
A l'exception notable de la corne de l'Afrique, dont les bases militaires peuvent servir à appuyer des opérations sur le Golfe, et de l'Afrique australe, riche en minerais d'importance stratégique, où Washington a donc toléré très longtemps le régime de l'apartheid.
Il a fallu attendre 1958 pour que le département d'Etat américain crée en son sein un bureau des études africaines, dont la tâche se résuma souvent à "garder l'Afrique loin du septième étage" celui du secrétaire d'Etat où l'on discutait des choses sérieuses : le Moyen-Orient, l'Asie ou Cuba. Même au plus fort de la guerre froide, l'Afrique n'absorbait que 4 % de l'investissement américain à l'étranger et n'a jamais dépassé 6 % du commerce extérieur des Etats-Unis, chiffres moitié moindres aujourd'hui.
Accordds secrets dès 1944
L'universitaire français André Guichaoua a corrigé cette vision "dépassée" en rappelant l'ancienneté de l'implication américaine au Congo belge et dans la région des Grands Lacs : dès 1944, des accords secrets garantissaient la mainmise des Etats-Unis sur les matières premières qui assuraient leur primauté dans l'armement nucléaire.
Aujourd'hui, c'est pour appuyer leur allié principal dans la région, le président ougandais Yoweri Museveni, rempart contre le Soudan islamiste, que les Etats-Unis ont décidé d' "accompagner", en fermant les yeux au passage sur les massacres de réfugiés hutus, l'opération au forceps menée dans l'est du Zaïre par l'axe Ouganda-Rwanda-Kabila, sans savoir au départ qu'elle mènerait jusqu'à Kinshasa.
L'objectif affiché des Américains étant de favoriser à moindre coût le renouvellement des dirigeants africains même s'ils ne sont pas meilleurs démocrates que leurs prédécesseurs dans l'espoir "que la plupart des pays du continent cessent d'émarger au budget de l'humanitaire international et de l'aide publique au développement". Et avec l'illusion que ces régimes autoritaires réputés plus efficients sauront appliquer les recettes ultralibérales préconisées par les adeptes d'un plan Marshall pour l'Afrique.
La seule certitude, c'est que les Etats-Unis et la France, qui agissaient de façon complémentaire au temps de la confrontation Est-Ouest, les premiers abandonnant volontiers à la seconde la prérogative d'être le gendarme de l'Afrique, sont maintenant en concurrence. A la guerre froide a succédé la "paix froide", affirme Peter Schraeder (de l'université de Loyola, de Chicago) qui constate que le nouveau contexte international n'a pas engendré "un nouveau front commun en faveur de la démocratisation", mais exacerbe la compétition pour la moindre part de marché, même sur des terres considérées jadis comme la "chasse gardée" de la France. La promotion de la démocratie n'étant alors, pour les Américains, qu'une "stratégie à moindre coût promettant des gains élevés", grâce à l'émergence de nouvelles élites.
La crise zaïroise a cristallisé une rivalité franco-américaine qui s'est manifestée, ces derniers mois, sur des fronts autrement plus importants, notamment autour de l'élection du secrétaire général des Nations unies. Son paradoxe, soulignait à Bordeaux le journaliste de Libération Stephen Smith, c'est que "deux puissances tutélaires du régime Mobutu se sont livrées à une guerre de succession sans candidats rivaux et sur le seul "timing" du départ du dictateur".
La fin des illusions
Dépourvue de politique minière, la France ne pouvait entrer dans la compétition pour contrôler les richesses du sous-sol zaïrois, où l'on a vu s'affronter âprement les grandes compagnies nord-américaines et leurs concurrentes sud-africaines.
Si la "guerre franco-américaine" a bien eu lieu, c'est avant tout par un "effet de miroir identitaire" qui oppose avec efficacité "le parti du statu quo" et celui du mouvement, la puissance néocoloniale et la puissante émancipatrice, ou encore, suivant la rhétorique d'un ambassadeur américain de la région "l'Afrique magique des ethnologues" aux "dirigeants rationnels de l'Afrique moderne".
De telles perceptions rencontrent un écho : alors que les Etats-Unis, selon le juriste gabonais Guy Rossatanga-Rignault, sont largement identifiés à "la statue de la Liberté", à la modernité technologique et au dynamisme de la culture noire américaine, la France reste trop souvent "le zouave du pont de l'Alma", une puissance coloniale désuète quand elle n'est pas devenue "l'entraîneur du club de football des pays autoritaires".
De plans d'ajustement structurel en dévaluation du franc CFA, les Africains lisent la "fin des illusions à l'égard des deux puissances tutélaires", et la télévision leur a fait découvrir dans toute leur brutalité aussi bien la "fracture raciale" américaine que la France xénophobe des expulsions.
Mais pour de nombreux universitaires africains, il est souvent plus difficile aujourd'hui d'obtenir un visa pour la France qu'une bourse dans une université américaine : cela ne sera pas sans conséquences sur la formation des élites francophones, alors que le passage à la monnaie unique européenne va affecter l'un des éléments essentiels de la présence française sur le continent, la zone franc.
On peut ainsi regretter avec Daniel Bach, directeur du CEAN, que l'analyse des stratégies à l'oeuvre en Afrique néglige souvent la dimension "transnationale" interafricaine (flux migratoires et financiers, transferts d'armes, affirmation d'acteurs "régionaux") que revêtent les crises africaines.
D'où l'importance, dans la logique de désengagement militaire qui prévaut actuellement chez les puissances tutélaires, d'une force interafricaine de maintien de la paix. Ce projet est l'un des rares objectifs partagés aujourd'hui, sur le continent, par Paris et Washington, même si les Américains préfèrent à la structure française intégrée aux armées existantes une force panafricaine dotée de ses propres troupes.
MICHELE MARINGUES
Le Monde du 11 juin 1997