Article de presse: La fin du règne du Parti démocrate en Turquie
Publié le 22/02/2012
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27 mai 1960 - Dans la ville neuve d'Ankara, tout en haut du boulevard Ataturk, le quartier des ambassades et des ministères porte le nom du 14-Mayis-Evleri, en souvenir du 14 mai 1950, date de l'arrivée au pouvoir du Parti démocrate. Dix ans, presque jour pour jour, après leur victoire, les chefs démocrates sont chassés par un mouvement militaire. Un comité d'union s'est installé à la Bachvekelet (présidence du conseil). Le président de la République, Djelal Bayar, est gardé à vue dans son palais sur la colline boisée de Tchankaya, qui domine la capitale; Adnan Menderes, ses ministres, les principaux dignitaires du régime, sont placés sous la surveillance de l'armée dans les locaux de l'état-major.
Extraordinaire aventure que celle du Parti démocrate. Au sortir de la dernière guerre, la Turquie se trouvait appauvrie, meurtrie, paralysée par un régime omnipotent. Ses élites, durement menées par Ataturk, avaient dû subir après la mort de ce dernier des restrictions de toute sorte justifiées par l'état de guerre. Partout dans le pays les masses éprouvaient un besoin de renouveau.
Le parti au pouvoir, le PRP (Parti républicain du peuple), fondé par Ataturk, tenait entre ses mains tous les leviers de commande, cristallisant contre lui tous les mécontentements. C'est au sein de ce parti unique que se forge l'opposition. Dès 1945, une poignée de militants quittent le PRP pour fonder le Parti démocrate.
Au début la scission est surtout le résultat d'une querelle de personnes : rivalité entre Ismet Inonu, successeur d'Ataturk, et Djelal Bayar, qui fut aussi un lieutenant du Ghazi et qui s'irrite d'être relégué à un rang inférieur. Mais rapidement l'opposition démocrate s'identifie avec les aspirations de la bourgeoisie urbaine, de l'aristocratie foncière, de l'intelligentsia méditerranéenne.
Si Djelal Bayar est le symbole de ce mouvement, l' " homme fort " en est Adnan Menderes, un riche propriétaire foncier, représentant les intérêts des plantations de la Turquie occidentale sur les bords de la mer Egée.
Député d'Istanbul, il est jusqu'en 1945 un élu exemplaire : arrivé à 8 heures chaque jour à l'Assemblée, il en repart le dernier. Mais, à part quelques critiques contre la réforme agraire, ses interventions seront peu importantes : il se contente d'étudier patiemment les rouages du Parlement et du pouvoir.
Dès la fondation du Parti démocrate en 1945, Adnan Menderes va pouvoir donner sa mesure. Inlassablement il parcourt les campagnes et les faubourgs, prêche la liberté politique et économique, promet la fin des restrictions, défend, face au système étatique fondé par Ataturk, la libre entreprise.
Et c'est la victoire de mai 1950. Le scrutin a été des plus honnêtes, selon la volonté formelle du président de la République, Ismet Inonu.
Celui-ci, grand seigneur, cède la place sans histoire à Djelal Bayar Menderes devient président du conseil.
Et aussitôt commence une expérience vertigineuse. La plus grande partie des routes de Turquie sont des pistes " accessibles aux charrettes en période sèche ". Le gouvernement va couvrir le pays de voies spacieuses. Partout des barrages, des centrales électriques, des usines, des écoles, surgissent.
L'industrie, le commerce, l'agriculture surtout, sont développés " à la hussarde " : aucun plan, aucune doctrine, seuls les résultats numériques comptent. En quelques années la Turquie, qui possédait une dizaine de tracteurs, en compte quarante-deux mille.
Trente ans après l'épopée kémalienne, la Turquie connaît une seconde révolution. La classe paysanne, c'est-à-dire 80 % de la population, se trouve entraînée dans un tourbillon de progrès : les villages reçoivent l'eau courante, l'électricité les cultivateurs vendent à prix d'or leurs produits, acquièrent des biens d'équipement, découvrent le superflu. Peu à peu la paysannerie va remplacer la caste des fonctionnaires urbains comme arbitre de la vie politique.
L'artisan indéniable de cette révolution est Adnan Menderes. Mais il en est aussi le prisonnier. Pour se concilier les faveurs des campagnes, il autorise un retour progressif aux pratiques de l'islam, voire aux superstitions vigoureusement pourchassées depuis la révolution kémalienne.
Et surtout, pour favoriser ce bouleversement de la structure interne, il sera nécessaire de trouver des crédits sans cesse plus importants.
La victoire électorale de 1954 sera celle des " 42 000 tracteurs ". Mais pour financer le développement rural, la construction, les prêts agricoles, l'Etat manque de ressources. D'autant plus que l'entretien des forces armées-considérablement développées pour faire face aux menaces russes-absorbe près de la moitié du budget.
Au début la difficulté est surmontable. D'excellentes récoltes trois années consécutives, des prix internationaux en hausse constante et surtout une aide américaine substantielle permettront au régime de prospérer.
Mais bientôt apparaissent les vaches maigres : les prix mondiaux s'effondrent, les surplus agricoles sont invendables, les récoltes sont mauvaises. Les créanciers s'impatientent le coût de la vie augmente follement la monnaie se désintègre.
En 1958 le gouvernement connaît un court répit qui va lui permettre de ranimer son économie. La révolution irakienne inquiète les Etats-Unis ils consentent par le truchement de l'OECE un prêt de 300 millions de dollars à l'allié turc.
Mais l'effet de cette transfusion disparaît rapidement : le marasme économique frappe surtout les salariés et les personnes à revenus fixes. Le mécontentement gronde dans les villes pour la première fois depuis le califat, on parle de corruption, de concussion...
Impuissant à dominer la crise, Menderes tente de juguler la critique : des lois d'exception s'abattent sur la presse, paralysent l'opposition. Aux dernières élections, en 1957, les démocrates ont conservé la majorité des sièges grâce à d'astucieuses manipulations, mais ils n'ont plus que 48 % des voix. Les villes, qui, en 1950, leur firent un triomphe, les conspuent maintenant ouvertement.
Aujourd'hui, aux cris de " Liberté ! ", les étudiants viennent d'appeler dans l'arène les forces armées.
EDOUARD SABLIER
Le Monde du 29-30 mai 1960
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